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accablante et, mal disposée, jalouse d’une solitude complète, elle n’avait pas même amené ses deux slouguis, magnifiques lévriers qui la quittaient rarement. Le soleil était couché et, malgré la disparition de ses rayons, une chaleur étouffante persistait encore. Aussitôt qu’elle fut assise, Néfissa enleva son haïck de fine laine brodé de soie et ne garda qu’une chemise de gaze légère, puis, déposant sur le bord de la source ses babouches rouges de Tafilah, elle plongea ses pieds nus dans l’onde glacée. Perdue dans les sauges, accoudée sur l’herbe humide, ses pieds toujours dans l’eau, la belle enfant s’endormit.

Il était deux heures du matin quand la jeune fille se réveilla. La lune était levée. Un silence adorable régnait sur l’oasis. Un vent léger, venant de l’ouest, passait à travers les rameaux des arbres, arrachant des bruissemens de bien-être à cette nature alanguie.

Tout à coup un fantôme blanc apparut aux limites de la haie de citronniers, immobile et muet. La première pensée de Néfissa fut de fuir. La peur la cloua sur le sol. Le fantôme, subitement animé, s’approcha et, prenant dans ses mains une poignée de terre qu’il répandit sur sa tête en signe de soumission, il s’exprima ainsi :

— Néfissa, l’homme qui a tout bravé pour toi est à tes pieds; commande-lui comme à ton esclave.

La pauvre fille crut être le jouet d’un songe. Pâle et défaillante, elle ferma les yeux devant l’apparition fantastique de cette nuit troublée.

— Parle, Néfissa! dit encore la voix, et cette voix avait cette intonation douce et suppliante qui éloigne l’effroi.

— Si tu es un esprit favorable, dit la fille de Kouïder, dis-moi quel est ton but en te révélant à moi.

— Je ne suis pas un esprit, dit la personne qui avait franchi l’enclos et qui, se rapprochant peu à peu, se trouvait à deux pas de Néfissa. Vois, mes bras s’étendent vers toi, mes lèvres remuent, je suis ton serviteur et ton esclave, celui qui t’a apporté les tourterelles et qui voit encore dans tes cheveux la rose jaune des montagnes géantes.

— Quoi! tu serais le coureur rapide, l’homme des airs? Tu n’es donc pas une vision?

— Non, je ne suis pas une vision, Mabrouck est mon nom, Mabrouck le Mozabite[1], le fils d’un boucher. Je ne suis pas noble, mais je suis plus brave, plus aimant, plus dévoué que tous ceux qui te recherchent.

— Fuis alors, s’écria Néfissa, fuis, je ne m’appartiens plus, je suis promise à Djilali...

  1. Homme du pays des Beni-Mzab. Les Mozabites émigrent généralement pour exercer au loin différentes industries. Ils sont le plus souvent bouchers.