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pour la Palestine, d’où il revint en disant : « Désormais la Bible sera pour moi un livre de voyage. » Il aimait à voir, il aimait à revoir. Au printemps de 1881, peu de mois avant sa mort et déjà profondément atteint, il avait amené à Paris l’un de ses petits-fils et il me disait : « Je le mènerai tout à l’heure de la Bastille à la Madeleine sur une impériale d’omnibus. On peut faire le tour du monde sans y voir rien de pareil. » Quelques années auparavant, il écrivait à M. Juste : « Je ne sais quel est le désœuvré qui a fait insérer dans le Journal de Bruxelles que j’aspire au repos et que je désire jouir de ma pension de retraite. Je suis de ceux pour qui le travail, c’est la vie. Quand je me reposerai, c’est que je serai mort. Le grand spectacle du monde m’intéresse d’ailleurs plus que jamais. Le découragement n’entrera jamais dans mon âme, que les épreuves de la vie émeuvent sans l’ébranler.» La mort ne devrait frapper que ceux qui sont blasés sur le plaisir de vivre et sur le grand spectacle du monde. Il est dur de s’intéresser à la pièce et de n’en pas voir la fin; il est vrai qu’elle ne finit jamais.

Rester jeune jusqu’au bout, jeune en dépit de tout, et avoir été sage dès l’âge de vingt-cinq ans, c’est un sort réservé à peu de mortels, et ce fut le partage de M. Nothomb. Le plus jeune membre du congrès belge de 1830, cet homme d’état presque imberbe, comme le remarquait jadis M. de Loménie, étonna les têtes grises dès les premiers jours par la fermeté de son jugement, par la vigueur de sa parole, par la précoce maturité de sa raison. A l’âge des illusions, des résolutions téméraires, des emportemens de l’esprit et de la volonté, il avait compris que la Belgique ne pouvait exister qu’avec l’agrément de la France et de l’Europe, qu’il fallait s’accommoder avec tout le monde, s’abstenir de tout ce qui pouvait mettre en péril la paix générale, adhérer aux protocoles l’oreille basse, mais sans se plaindre, renoncer à toute conquête sur la Hollande, adopter en dépit des brouillons le système de la monarchie constitutionnelle et, après avoir fait de l’opposition contre le pouvoir, faire du pouvoir contre l’anarchie, en s’arrangeant de telle sorte que la révolution de 1830 fût la dernière, comme l’avait été pour les Anglais celle de 1688. En matière de révolutions, il n’y a que la dernière qui soit bonne.

La sagesse prévalut, et la Belgique s’en est bien trouvée; sa constitution est aujourd’hui la plus ancienne de l’Europe. C’est une justice que lui rendait M. Nothomb dans la préface qu’il écrivit en 1876 pour une nouvelle édition de son remarquable Essai historique et politique. Il y disait qu’en proclamant la neutralité du nouveau royaume, la conférence n’avait pas entendu « donner au monde le spectacle d’un peuple de sourds-muets, consigné au centre du continent ; » on lui avait demandé seulement de n’être ni agressif, ni turbulent, ni hargneux. Il ajoutait que, renfermée dans les frontières étroites qu’on lui avait assignées, la Belgique avait su vivre et que, savoir vivre, c’est