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les demi-mesures qui créent des situations fausses. Nous tenons de lui que, lorsqu’il fut question à Vienne de donner une satisfaction à l’empereur Napoléon en lui laissant toute liberté de conclure avec la Belgique une union douanière, il combattit avec toute la vivacité de son caractère et de sa logique cet arrangement qui ressemblait à une cote mal taillée et que M. de Beust semblait voir de bon œil. Il déclara qu’une union douanière était inconciliable avec l’indépendance politique, que lorsqu’il se fait une révision des tarifs, c’est l’un des contractans qui décide, que si l’on conclut des traités de commerce, un seul peut négocier, que l’union douanière mène fatalement à l’union militaire et à la médiatisation, et que l’unité germanique est sortie du Zollverein. Et il s’écriait : « Qu’on nous prenne si on veut nous prendre ! Mais qu’on ne fasse pas de nous un Waldeck! Nous valons mieux que cela. »

Quand il découvrit en 1870 que s’il n’y avait pas eu de pacte écrit, on en avait du moins griffonné la minute, il se mit en colère, il traita ces négociations de brigandage, et pour la première fois de sa vie la passion obscurcit la netteté de sa vue et faussa son jugement. Après nos premiers revers, il ne pensa point que la France fût morte, il laissa aux imbéciles le plaisir de fêter son enterrement; mais il la crut trop abattue par ses désastres pour être en état de rien sauver, même son honneur. Le 30 septembre, il écrivait à l’une de ses filles, qui s’est retirée depuis sa jeunesse dans l’un des couvens du faubourg Saint-Germain, que les Allemands ne tarderaient pas à détruire les forts, qu’ensuite ils battraient en brèche le mur de la grande enceinte, qu’au lieu de s’engager dans une guerre de rues, ils s’en prendraient à un quartier, au travers duquel ils s’ouvriraient un large passage jusqu’au cœur de la capitale, que, Paris pris, ils lui donneraient un général pour gouverneur, que, si la province continuait de se battre, ils occuperaient quelques grandes villes, même Lyon et Toulon, et que « peut-être verrait-on un lieutenant-général de France de par le roi de Prusse. » Par sa généreuse résistance, Paris a fait mentir ces prophéties. Pendant plusieurs mois il a retenu les Allemands au pied de ses remparts, il les a réduits à le bloquer, aucun de ses forts n’a été emporté d’assaut, et quand la famine l’a contraint d’ouvrir ses portes, son vainqueur était trop fatigué de la guerre, trop désireux d’en finir pour songer à prendre Toulon. — « Si je trouvais un chat qui pût traiter avec moi au nom de la France, avait dit M. de Bismarck, je traiterais dès aujourd’hui, mais il faut trouver le chat. » — On a fini par le trouver, il avait bon œil et bonne griffe, il a réussi à sauver Belfort et tout ce qui pouvait être sauvé, et, le ciel soit loué ! il n’y a pas eu de lieutenant-général de France de par le roi de Prusse.

Malgré ses rancunes, le baron Nothomb se consola bien vite et sans peine d’avoir été mauvais prophète. Ce Belge était un Européen ; il