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vain, rabattues vers la misère par Bourdon et Teissier. Pour surcroît de malheur, Mme de Saint-Genis rompt le mariage de son fils avec la cadette, et cependant la pauvre fille, presque une enfant, mal gardée par sa vieille bonne, s’est laissé prendre aux caresses du jeune homme, presque un enfant aussi ; elle est devenue sa femme devant Dieu et ne le sera jamais devant les hommes : les veuves comme Mme de Saint-Genis n’élèvent pas leurs jolis garçons de fils pour des filles séduites et sans dot, pas plus qu’elles n’élèvent leurs filles, quand le diable leur en donne, pour faire le bonheur d’un honnête homme, et d’un seul. Blanche, la pauvre petite, devient folle. Sa sœur aînée, Judith, cherche à donner des leçons de chant: elle ne trouvera nulle part à chanter, sinon dans les cours, pendant que Marie fera la quête et que la mère mènera la folie par la main. Et, de fait, n’est-ce pas là que ces femmes seront bientôt réduites? Leur crédit a péri, leurs fournisseurs au jour le jour deviennent insolens et menaçans; ils forcent la porte de cette maison, où ils ne trouvent plus d’homme. Mais voici que le vieux Teissier, dans le naufrage même où il a péché les épaves de cette fortune, a remarqué le sang-froid, le courage modeste et la bonne tenue de Marie; il lui demande sa main: plutôt que de la tendre aux passans, elle l’ouvre à ce vieillard. L’homme est rentré dans la maison du mort : les corbeaux s’enfuient. Teissier même, devenu par son mariage le patron de ceux qu’il spoliait, dit naïvement à Marie: « Vous êtes entourée de fripons, mon enfant, depuis la mort de votre père... Allons retrouver votre famille. » Ainsi finit cette histoire, qui ne pouvait finir mieux.

Et c’est tout? — Oui, c’est tout. Mais, peut-être, à ce récit, ne voit-on pas où gît le scandale et n’aperçoit-on pas toutes les raisons décisives pour lesquelles l’ouvrage doit déplaire au public: c’est qu’on ne réfléchit pas sans doute que c’est un ouvrage de théâtre.

Pourquoi, de grâce, va-t-on au théâtre, à Paris du moins, et de nos jours? Rosemberg, dans Barberine, dit au chevalier Uladislas : « Je ne connais rien de plus agréable, après qu’on a bien déjeuné, que de s’asseoir en plein air avec des personnes d’esprit et de causer librement des femmes sur un ton convenable. » Les Parisiens de ce temps, après qu’ils ont bien dîné, ne pensent guère à s’asseoir en plein air, à moins que ce ne soit aux Champs-Élysées, pendant l’été, pour écouter des chansonnettes; mais volontiers ils consentent, alors qu’il pleut sur les boulevards, à s’enfermer dans un théâtre pour digérer en s’amusant. Sans doute, ils n’y goûtent pas la même liberté d’esprit qu’à l’Hippodrome ou au Cirque, où les yeux se récréent sans que l’intelligence ait de fatigue; mais en hiver l’Hippodrome et le Cirque (au moins le Cirque à la mode) sont fermés; d’ailleurs, une émotion modérée ou une gaîté facile ne nuit en aucune façon à la béatitude de l’estomac : on va donc