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distribuer avec plus de netteté, conduire cette scène avec plus de décision, trouver un passage plus heureux de celle-ci à celle-là; il aurait pu abréger, au troisième acte, une discussion d’affaires, qui paraît renouveler les précédentes; il aurait pu, d’un tour de main plus vif, plus habile et peut-être plus brusque, faire passer la terrible entrevue de Mme de Saint-Genis et de Blanche sans rien sacrifier des vérités qu’elle renferme. Il ne l’a pas voulu. Il a pensé qu’à céder un peu on risquait de céder trop; il a pensé que si l’Avare a son prix, ce n’est pas parce qu’à la fin Cléante épouse Mariane, et que si le Tartufe est un chef-d’œuvre, ce n’est pas parce que l’exempt du roi vient dire au dénoûment, et pour le spectateur aussi bien que pour Orgon :


Remettez-vous, monsieur, d’une alarme si chaude!


A quoi, d’ailleurs, on peut répliquer que, justement, l’Avare a son prix malgré cela, et que, malgré cela aussi, Tartufe est un chef-d’œuvre. Mais Molière est un Philinte et M. Becque un Alceste. Molière traite le public en enfant et lui dore la pilule. M. Becque pense-t-il que le public soit adulte, il compose la pilule en conscience et refuse de la dorer; il est chimiste plutôt que pharmacien. L’exemple qu’il donne de désintéressement et de courage n’est pas si lucratif qu’il soit dangereux : s’il pouvait seulement être utile! Si quelques ouvrages d’une sincérité aussi crue, aussi grossière, aussi choquante, pouvaient troubler le public dans ses préjugés et le décider à en faire l’examen ! Peut-être peu à peu, chacun y mettant du sien, l’art et le public s’accorderaient, sans trop de détriment pour l’un, ni de désagrément pour l’autre. M. Becque aurait contribué à cet heureux succès.

En attendant, il a écrit une pièce d’un rare mérite, où chacun des personnages a son caractère et s’exprime selon ce caractère, selon sa condition et ses mœurs : Mme Vigneron, ses trois filles, ou plutôt chacune de ses filles, Teissier, Bourdon, Mme de Saint-Genis, l’architecte Lefort et le pianiste Merckens, autant de créatures dont chacune a sa physionomie propre, et de même son langage; toute cette prose, d’ailleurs, est d’une santé, d’une fermeté remarquables ; enfin l’action est telle que l’exige la logique des caractères. C’est, j’imagine, assez pour que je salue très bas M. Becque, et que la Comédie-Française, à mon avis, ait bien fait d’accueillir les Corbeaux. Que si toutes les chances d’insuccès que j’ai indiquées rendaient la pièce inadmissible ailleurs, c’était une raison de plus pour qu’elle fût admise là. Il ne fallait pas moins que l’autorité de cette maison, le talent de ses acteurs et la perfection de sa mise en scène pour que le public subît jusqu’au bout un ouvrage de cette sorte. Or la Comédie-Française est payée par l’état