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déjà squelette; quant aux deux autres, l’œil s’en détourne plus encore par dégoût que par épouvante : on n’a jamais poussé plus loin le rendu dans l’horrible. Zurbaran lui-même n’atteint pas à ces excès de vilenie; il est sinistre et lugubre, mais sans puanteur, et, du moins, sa prédication n’a rien d’infect. Les trois rois, spectateurs vivans de ces immondices, représentent dans la pensée d’Orcagna les trois types de tyrans qui pesaient alors sur l’Italie: le premier figure le sanguinaire Ezzelino ; pâle et suant la peur, il n’en fait pas moins bonne contenance et se penche en avant, ayant soin de se boucher le nez, tandis que son cheval, qu’une pareille répulsion travaille, dresse le col, s’inquiète et, l’œil farouche, hennit à l’horreur qu’il renifle. Le deuxième des potentats est un simple débauché : gros, gras, il écarquille ses yeux d’étonnement et semble dire comme ce héros de Corneille : «Je demeure stupide. » Le troisième est le glorieux, rassuré d’avance, affermi par l’idée du monument qui perpétuera sa mémoire. Pour les jeunes gens qui chevauchent en compagnie des princes, peu d’émotion se laisse lire sur leurs traits : une dame de la cour d’Ezzelino contemple avec douleur ce spectacle ; une autre, la main sur son cœur, semble à ce moment faire un vœu :


Mais tandis que la fièvre et la crainte féconde
Assiègent, les côtés des puissans de ce monde,
Que l’éternel regret des douceurs d’ici-bas
Leur tire des soupirs à chacun de leurs pas...
…….
Tandis que sur leurs fronts comme sur leurs visages,
Habitent les brouillards et les sombres nuages,
Le ciel au-dessus d’eux, éblouissant d’azur,
Épand sur la montagne un rayon toujours pur.
Là, dans les genêts verts et sur l’aride pierre,
Les hommes du Seigneur vivent dans la prière;
Là, toujours prosternés dans leurs élans pieux,
Ils ne voient point blanchir les fils de leurs cheveux!.
Leur vie est innocente et sans inquiétude,
L’inaltérable paix dort en leur solitude:,
Et, sans peur pour leurs jours, en tout lieu menaces,
Les pauvres animaux, par les hommes chassés,
Mettant le nez dehors et, quittant leurs retraites,
Viennent manger aux mains des blancs anachorètes;
La biche à leur côté saute et se fait du lait.
Et le lapin joyeux broute son serpolet.


Barbier qui, tout le temps, a suivi pas à pas Orcagna, ne pouvait manquer d’emprunter à la fresque du Campo-Santo son ermite et son ermitage. Qui ne se souvient de ce vieillard archicentenaire en costume de moine, debout près de la fosse aux pourritures et