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de la veuve du contre-amiral L’Hermitte, où je le rencontrais ; il avait une rare intelligence, des facultés d’application exceptionnelles, une habileté d’administration dont il a souvent donné la preuve, et une aptitude au travail que rien ne lassait ; en outre, fait rare en France pour un homme politique, il avait étudié la politique et la pratiquait avec art. C’était l’homme des combinaisons ingénieuses ; mais, comme ceux dont le patriotisme est ardent et dont les prévisions ont une longue portée, il était dédaigneux des petits moyens et imprimait à ses conceptions une grandeur qui rejaillissait sur le pays même.

Le ministère du 2 janvier fut formé ; se rappelle-t-on l’applaudissement qui l’accueillit ? Les vieux chefs du parlementarisme que la révolution de février avait renversés, que le coup d’état du 2 décembre avait forclos de la politique militante, reparaissaient et venaient, comme des ombres initiées au secret des choses humaines, murmurer des conseils et des encouragemens à l’oreille de ceux qui relevaient les libertés publiques. Si l’on nommait aujourd’hui les hommes qui se pressèrent dans les salons de la chancellerie, à la première réception d’Emile Ollivier, on étonnerait peut-être bien du monde. Dès le 17 janvier 1870, il y eut des nuages sur la lune de miel : on demanda au corps législatif et on obtint l’autorisation de poursuivre Rochefort, député de Paris ; ce fut maladroit et contradictoire aux principes proclamés ; il fallait laisser toute liberté aux attaques et ne riposter que par la liberté de la défense. Au cours de la discussion, Jules Simon put dire aux ministres du 2 janvier : « Vous étiez libres d’imiter le gouvernement non parlementaire, le gouvernement non libéral qui vous a précédés et qui, pendant six mois, n’a jamais voulu se souvenir de la loi sur la presse. Ce n’était pas faute de provocations ; tous les jours paraissaient des articles d’une violence égale à celle de l’article de M. Rochefort. » Le marquis de Chasseloup-Laubat, auquel Jules Simon faisait allusion, avait été conséquent à lui-même; au cours de l’année 1854, il avait, en qualité de député, combattu l’autorisation de poursuivre le comte de Montalembert pour délit de presse ; en 1869, en qualité de ministre, il avait, malgré ses collègues, appliqué le principe de l’impunité absolue. Les précédens invoqués ne convertirent point le nouveau ministère et la faute fut commise. La liberté néanmoins était considérable et chacun pouvait s’y mouvoir. J’étais, je suis encore un naïf en politique. Mon rêve, qui n’a point varié, serait de voir s’établir un état politique assez large pour que chaque opinion pût s’y manifester à l’aise en servant le pays. J’avais donc pensé que les hommes qui, pendant la durée de l’empire autoritaire, avaient réclamé la liberté, accepteraient sans contradiction celle qui leur était offerte et qui s’ouvrait à toutes les aspirations.