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l’autre. Un seul homme, M. de Freycinet, fut de mon avis. Pour la première fois et sans y être préparé, j’assistais à des discussions en quelque sorte parlementaires, et j’estimais que bien des paroles inutiles étaient dépensées. Je me contentais d’écouter et de me taire. Un de nos collègues m’attirait, et, lorsque je le pouvais, je prenais place à ses côtés. Malgré un œil fermé, il avait le visage fin et l’expression à la fois douce et spirituelle ; il parlait peu, d’une voix assez faible, mais ce qu’il disait était d’un sens pratique et élevé qui faisait dresser l’oreille aux plus indifférens ; c’était le président Bonjean, qui devait tomber, frappé de dix-neuf coups de fusil, devant le mur de ronde de la grande Roquette, entre l’archevêque de Paris et le curé de la Madeleine.

Cette commission de décentralisation ne m’a pas laissé des souvenirs bien vifs ; je crois qu’un jour les trois sous-commissions, — commune, canton et arrondissement, — se sont réunies en assemblée plénière, que nous avons voté différens articles dont plus tard on pourrait faire une loi, qu’Odilon Barrot, qui avait une rose rouge à la boutonnière, a prononcé un discours qu’il composa le lendemain pour les journaux, et que nous nous séparâmes sans trop savoir ce que nous avions fait. Du moins, pour ma part, je ne m’en doute guère. On me désigna pour faire partie de deux ou trois autres commissions ; je refusai énergiquement le nouvel honneur que l’on voulait m’imposer et qui me prenait un temps que je préférais employer à travailler. Flaubert ne m’appelait plus que le décentralisateur. Le mouvement de rénovation politique qui alors passionnait le pays n’était point de son goût. Parfois il s’en montrait irrité et trouvait que la liberté de la presse ne faisait que favoriser la diffusion du mauvais langage. Il disait que tout ce qui émeut l’opinion publique est au détriment de la littérature, que l’on abandonne pour des intérêts éphémères. La publication d’un poème ou d’un roman, la première représentation d’une pièce de théâtre lui semblaient plus importantes que toute action politique. Volontiers il eût remplacé les discussions législatives par des conférences sur Goethe, Michel-Ange ou Ronsard. Hors des lettres, hors de l’art, il ne voyait rien ; c’est ce qui lui constitue une physionomie à part et une grandeur étroite, mais forte, au milieu des hommes de son temps. S’il eut une préférence pour une forme de gouvernement, il a peu varié et toujours je l’ai entendu exprimer deux opinions qui, pour être différentes, n’en visent pas moins le même résultat. Il eût voulu une sorte de mandarinat qui eût appelé à la direction du pays les hommes reconnus les plus intelligens après études préalables, examens et concours. Dans ce cas, il ne doutait pas, — et il se trompait, — que les écrivains et les artistes ne devinssent les maîtres des destinées de la nation, ce qui eût produit