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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/804

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de partir en voiture et de gagner le Wurtemberg pour trouver des voies ferrées encore libres. Un accident sans importance arrêta notre train à Ulm pendant près d’une demi-heure. À ce moment, l’Allemagne, craignant d’être attaquée par la vallée du Danube, qui si souvent a été le chemin par où nous avons saisi la victoire, réunissait des troupes entre le Michelsberg et Ravensbourg. J’avais quitté mon wagon, où la chaleur était intense, et je me tenais à l’ombre sur la place qui s’étend devant la gare. J’entendis de loin une mélopée lente et grandiose, qui montait dans les airs comme la voix d’un chœur invisible. Des enfans couraient dans la direction du bruit ; le chant se rapprochait, s’accentuait, vibrait avec un accent religieux et profond dont je me sentis remué. Je reconnus le choral de Luther, que psalmodiait un régiment en venant prendre garnison dans la citadelle que ce pauvre général Mack nous a jadis si facilement abandonnée. Je lus très ému, je l’avoue, et je me demandai quel caractère allait revêtir cette guerre pour laquelle les hommes marchaient en chantant des psaumes. Après avoir rapidement traversé la Suisse, j’arrivai à Paris, que l’empereur avait quitté deux jours auparavant. Là le spectacle était autre; le soir, sur les boulevards, on buvait de l’absinthe en agaçant les filles ; des hommes en blouse, vautrés dans des voitures découvertes, braillaient la Marseillaise. Qui donc avait vieilli, le chant national ou moi? Je ne sais. Il me déplut et je lui trouvai un air provocant qui ne s’adressait pas à l’ennemi. Le lendemain de mon retour, j’allai voir un assez haut personnage que je n’ai pas à nommer ; la conversation fut longue et m’affligea, car j’avais affaire à un homme qui ne soupçonnait rien des armées allemandes, ni de leur discipline, ni de leur esprit. Au moment où je prenais congé, mon interlocuteur me dit : « Revenez donc me voir dans deux ou trois jours, il y a une question dont je voudrais m’entretenir avec vous. » Désirant n’être pas pris au dépourvu, je demandai : «Laquelle ? » Il répondit ; « La question des frontières ; la Saar, la Meuse, le Rhin, la Moselle, je vous avoue que tout cela est un peu confus dans ma tête. » Je rentrai chez moi; on me dit : « Comme vous avez l’air triste ! » Se souvient-on aujourd’hui de la frénésie dont la population fut atteinte? On se croyait tellement certain de la victoire que les adversaires systématiques de l’empire, — les irréconciliables, — demandaient la paix. Se rappelle-t-on les défilés de la foule sur le boulevard, et les cris : « A Berlin ! » Les têtes les plus solides avaient le vertige. Le mercredi qui précéda la déclaration de guerre, à l’Opéra, on demanda la Marseillaise; l’orchestre se préparait à la jouer, lorsqu’on réclama le Rhin allemand. Les musiciens semblèrent hésiter et le régisseur s’avançant près de la rampe déclara qu’on ne pouvait chanter la poésie de Musset,