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celui-là, et ses nerfs obéissaient à son cerveau. Écoute ceci : « La haine nationale est une haine particulière. C’est toujours dans les régions inférieures qu’elle est la plus énergique, la plus ardente, mais il y a une hauteur à laquelle elle s’évanouit; on est là, pour ainsi dire, au-dessus des nationalités et on ressent le bonheur ou le malheur d’un peuple voisin comme le sien propre. Cette hauteur convenait à ma nature, et longtemps avant d’avoir atteint ma soixantième année, je m’y étais fortement attaché. » Il rejeta le livre et dit : « Il parait que cette hauteur ne convenait pas à ma nature, car je n’y suis pas encore arrivé. Bah! j’y parviendrai peut-être. »

La littérature, au milieu même des tourmens qui l’assaillirent pendant la guerre, ne cessait de le préoccuper et les événemens se concrétaient en lui sous forme de romans ou de scènes de théâtre. Il regrettait d’avoir terminé trop tôt l’Éducation sentimentale ; la guerre, l’invasion, la capitulation de Sedan lui eussent apporté un dénoûment, un dernier tableau comme il disait, qu’il se désolait de n’avoir pas eu à utiliser. Il médisait : « Te figures-tu le parti que l’on pourrait tirer de certains incidens? Tiens, en voilà un qui est d’un joli calibre, — c’était un de ses mots favoris. — La capitulation est signée, l’armée est prisonnière à Sedan : l’empereur, — il l’appelait par son surnom, — l’empereur, écroulé dans un coin de sa grande calèche, morne, les yeux ternes, fumant une cigarette par contenance, impassible avec une tempête qui se déchaîne en lui; à ses côtés, ses aides-de-camp et un général prussien. Tout le monde est silencieux, les regards sont baissés, chacun souffre. A la bifurcation d’une route, on est coupé par une colonne de prisonniers qui défile, sous la conduite des uhlans, le chapska sur le coin de l’oreille, la lance en arrêt. La voiture est obligée de s’arrêter devant le flot humain qui s’avance au milieu d’un nuage de poussière que le soleil rend tout rouge. Les hommes passent, traînant les pieds, les épaules ramenées en avant. De son regard atone l’empereur contemple cette foule; quelle revue! Il songe aux tambours qui battaient, aux étendards qui s’inclinaient, aux généraux chamarrés qui le saluaient de l’épée, à sa garde qui criait : « Vive l’empereur! » Un prisonnier le reconnaît et le salue, puis un autre, puis encore un autre. Tout à coup, un zouave sort des rangs, lève le poing et crie : « Ah! te voilà, misérable! c’est toi qui nous as perdus! » et dix mille hommes hurlant des insultes, agitant les bras, crachant sur la voiture, passent comme un ouragan de malédictions. Lui, cependant, toujours immobile, ne disant pas un mot, ne faisant pas un geste, pense : « Et voilà ceux que l’on appelait mes prétoriens ! » Hein ! que dis-tu de la scène, elle est corsée, n’est-ce pas? C’eût été un rude tableau final pour l’Éducation; je ne me console pas de l’avoir manquée ; mais je la placerai quelque part, dans un roman que je ferai sur l’empire avec les soirées de