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c’eût été pour le plus grand bénéfice de la littérature française. Je ne les classe pas, je les nomme; il est indiscutable que chacun d’eux a fait preuve d’un talent dont une nation a le droit d’être fière. Que l’on n’imagine pas que, s’ils avaient eu des « rentes, » ils eussent cessé de travailler; ils n’étaient pas plus maîtres de ne pas produire que le prunier n’est maître de ne pas porter de prunes; la production, pour certains cerveaux, est une nécessité à laquelle il est impossible de se soustraire.

En causant avec moi, Gautier revenait sur les événemens de son existence ; c’était comme un miserere. Il n’avait que deux souvenirs vraiment doux, souvenirs de liberté, d’expansion, d’affranchissement, disait-il ; c’était celui qui se rapportait à son voyage d’Espagne, en 1842, et celui qui lui rappelait son séjour à Venise, en 1850, avec Louis de Cormenin; hors de là, il ne trouvait que de la tristesse; même dans ses heures de folie ou de passion pendant lesquelles il prétendait avoir forcé les portes du paradis de Mahomet, Il constatait des minutes d’amertume qui troublaient sa quiétude. Gautier, malgré sa force extraordinaire et l’ampleur de ses désirs, était un rêveur égaré au milieu d’une civilisation agitée, implacable, qui passait à côté de lui, sur lui, le foulant aux pieds sans même s’en apercevoir et sans qu’il s’en plaignît. Il se sentait, non pas incompris, mais en dehors du monde où le hasard l’avait jeté ; aussi, par une sorte de pudeur farouche, qui, souvent, dégénérait en timidité, il ne se lamentait pas. A quoi bon? On ne l’eût pas entendu, et il le savait. Parfois il s’écriait : « Pauvre Théo! » et nous, qui le connaissions, nous savions ce que cette exclamation contenait de douleurs comprimées. Ses rêves allaient loin, si loin que, sachant bien que la vie fantastique qu’il avait entrevue dans ses songes n’était point de ce monde, il se contentait de l’existence médiocre à laquelle il était condamné. Ses aspirations vers la richesse, vers la puissance étaient nulles ou à peu près. Un jour, je lui demandai : « Quel don aurais-tu voulu posséder? » Il me dit : « La beauté. « Cela est singulier, car il fut très beau, quoique un peu engorgé dès sa jeunesse. En vieillissant, il s’épaissit et se déforma, et puis trop de soucis pesaient sur lui et lui modelaient le visage d’une main rude. Sa crainte de la mort, qui fut réelle et dont il ne se cachait guère, était surtout faite de l’horreur que lui inspirait la dissolution de l’être humain. Jamais il n’était entré à la Morgue ; la vue d’un malade amaigri lui était plastiquement désagréable, les cheveux blancs lui semblaient un commencement de décomposition ; tout ce qui lui rappelait que « la poudre retourne à la poudre » lui causait une impression désagréable.

La guerre, la révolution du 4 septembre, la commune ont porté à Théophile Gautier un coup dont il a toujours souffert; il a traîné