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Par économie il logea
Dans ma juvénile poitrine,
Un cœur ayant servi déjà,
Un cœur flétri, tout en ruine.

Il a subi mille combats,
Il est couvert de meurtrissures,
Et cependant je ne sais pas
D’où lui viennent tant de blessures.

Il a les souvenirs lointains
De cent passions que j’ignore,
Flammes mortes, rêves éteints,
Soleils disparus dès l’aurore.

Il brûle de feux dévorans
Pour de superbes inconnues,
Et sent les parfums délirans
D’amours que je n’ai jamais eues!

O le plus terrible tourment !
Mal sans pareil, douleur suprême!
Sort sinistre! aimer follement,
Et ne pas savoir ce qu’on aime !


L’enfant qui a fait de tels vers, à l’âge de dix-sept ans, était un poète. Ernest Renan a écrit : « La nature est d’une insensibilité absolue, d’une immoralité transcendante. » Oui, et cette immoralité s’étale dans toute son horreur lorsque l’on voit disparaître des créatures à peine écloses à la vie et si particulièrement douées. On reste confondu et indigné de comprendre qu’une défaillance de la matière suffit à détruire les facultés les plus belles et anéantit des espérances qui déjà devenaient des réalités. Les lettrés peuvent pleurer la mort de Charles Read, il eût été un des leurs et non l’un des moins vaillans.

J’avais envoyé ce petit volume posthume à Flaubert, qui m’avait écrit : « Si les conscrits partent les premiers, la place va donc rester vide, car les capitaines vieillissent et ne vont pas tarder à plier bagage. » Il ne croyait pas si bien dire; son heure était marquée. Pour lui, comme pour tant d’autres, tout s’était rembruni depuis la guerre. L’ennui le dévorait; de plus en plus, le labeur devenait difficile; rien ne le contentait plus, il s’épuisait en ratures, il me l’avait dit, et rien n’était plus vrai. En septembre 1871, il m’écrivait : «Le travail auquel je me livre, outre qu’il est fort difficile en soi, me donne de telles saouleurs que j’ai perpétuellement comme un sanglot dans la gorge; sans compter les maux de tête qui ne me quittent plus. J’ai peur de tourner à l’hypocondriaque. Quand je sors de mon cabinet, c’est pour manger avec