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et c’est dur à cinquante ans. » Du reste, le sentiment de la famille était très développé chez lui; il y trouva la ruine. A partir de ce moment, son existence flotta, le point central qui toujours l’avait retenu lui faisait défaut; sa solitude devint plus profonde, — il disait : « plus âpre; » il ne quittait guère Croisset que pour deux ou trois mois qu’il passait à Paris, se lamentant des visites qu’il était obligé de faire ou de recevoir, et venant souvent me voir le lundi, dans la journée, afin de « vider son sac, » comme il disait, c’est-à-dire se plaindre des sornettes qu’il avait été forcé d’entendre et qui l’exaspéraient d’autant plus qu’il les supportait sans y répondre. Il se hâtait de retourner à la campagne et d’y chercher le repos; il y trouvait l’ennui et les rêveries qui le reprenaient. Il m’écrivait : «Ah ! pauvre cher ami, si tu savais comme dans ma solitude, je pense au vieux temps et par conséquent à toi ! l’océan des souvenirs me submerge, je m’y noie. » A une femme de ses amies il disait dans une lettre : « Ma vie est d’une platitude continue. Je ne vois personne et je m’en trouve bien, étant devenu complètement insociable. Je converse avec mon chien et tous les jours je tire ma coupe dans la rivière ; telles sont mes distractions. » Il avait publié la Tentation de saint Antoine, troisième manière : long dialogue à la fois lyrique et savant qui, disait-il, devait être si rapide qu’il produirait l’effet d’une vision. Depuis longtemps, depuis les jours de sa vingtième année le théâtre le tentait; il voulait parler directement à la foule par l’intermédiaire des acteurs et être témoin des émotions qu’il pouvait soulever. Il fit une pièce en trois actes : le Candidat, mœurs modernes, mœurs électorales, effet de comique cherché dans des situations analogues et contradictoires. J’étais au Vaudeville pendant la première représentation ; le cœur me battait haut, car j’avais vu la répétition générale et je n’étais pas rassuré. Le premier acte fut bien accueilli; le nom de l’auteur, qui était connu, ce que l’on disait de son talent, de son caractère, de sa bonté disposaient favorablement le public. Le second acte eut des oscillations inquiétantes; au troisième acte, tout s’écroula. Flaubert avait transporté une étude psychologique faite de nuances et de détails sur le théâtre, où les situations les plus grosses doivent être grossies encore pour être comprises. L’échec fut complet. Je redoutais qu’il ne fût pénible à Flaubert et qu’il n’augmentât l’amertume où il plongeait souvent jusqu’au cœur; je m’étais trompé. Il supporta vaillamment sa déconvenue. Il dînait chez moi avec quelques amis, le jour de la seconde représentation; il fut d’une gaité un peu forcée, mais de bon aloi et quand, pour pallier sa défaite, on lui disait : « La pièce se relèvera d’elle-même et aura du succès; » il répondait : « La pièce sera outrageusement sifflée ce soir, je la retirerai et elle ne paraîtra plus sur l’affiche. « Il le fit