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humaine, sans doute, qui l’offusquait et qui le faisait rugir de fureur quand elle ne le faisait pâmer de rire. Ce livre, que la mort ne lui a pas laissé le temps d’achever et qui a été publié sous le titre de Bouvard et Pécuchet, n’a qu’un volume. Dans la pensée de Flaubert, il devait en avoir deux. Ce tome second, il l’avait commencé, car au mois de mars 1878, il m’écrivait : « J’entame mon huitième chapitre; après celui-là, encore deux, et puis le second volume, qui est fort avancé. » Or ce second volume était sans doute ce qu’il appelait le livre des vengeances. Ses deux commis, lorsqu’ils ont pris le parti de se remettre à copier, veulent copier avec intelligence « pour eux-mêmes, » pour s’instruire, et non plus à l’état de machines qu’ils étaient autrefois. Ils font un recueil de « grandes pensées; » ils lisent tous les ouvrages modernes, œuvres de science, de poésie, d’imagination ou d’histoire, en font des extraits, c’est-à-dire, entraînés par leur médiocrité naturelle, y recueillent le plus grand nombre de bêtises et d’erreurs possibles. Toutes les fois que, dans ses lectures ou dans ses souvenirs, Flaubert découvrait un vers baroque, une phrase mal faite, une idée sotte, une bourde en un mot, il la notait et disait : « Ça, c’est pour mes deux bonshommes.» Le second volume n’était fait que de citations empruntées aux lieux-communs, aux phrases toutes faites qu’il avait récoltées dans la littérature de nos jours. Il n’avait ménagé personne; les plus grands noms eussent figuré dans ce panthéon du prudhommisme, ses amis n’étaient point épargnés; il m’avait dit : « J’ai une quinzaine de phrases de toi qui sont d’une belle niaiserie; » — ce n’est pas beaucoup. Si l’on a retrouvé le manuscrit de ce second volume, réunion de pièces justificatives expliquant le premier, on ne l’a pas publié, et j’estime que l’on a sagement agi.

C’est pendant qu’il écrivait les Aventures de Bouvard et de Pécuchet que se produisit un épisode qui assombrit les dernières années de son existence et les lui rendit insupportables. On peut juger de son état moral par ce fragment d’une lettre datée du 15 août 1878 : « Il fallait que mon fourreau fût robuste, car le sort a cruellement ébréché la lame. Comment, depuis deux ans surtout, ne suis-je pas crevé de rage et de chagrin? Voilà ce qui me surpasse moi-même. Eh bien, non; je me porte comme un chêne et je travaille comme un bœuf. » Sa mère, en mourant, lui avait laissé, non pas de la fortune, comme on l’a dit, mais une aisance suffisante et qui lui enlevait toute inquiétude pour l’avenir; en outre, il était stipulé qu’il aurait toujours le droit d’habiter la maison de Croisset, qui était léguée à un autre héritier. Sa situation matérielle était donc assurée dans des conditions convenables et dont il se montra satisfait. Il savait qu’avec son mode de travailler qui l’entraînait à dépenser quatre ou cinq ans à la confection d’un volume, ce n’est pas de