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possède dans ses arsenaux des navires, encore récens de date, n’ayant rien perdu de leurs qualités nautiques, mais devenus sans emploi parce que leur valeur militaire est dépassée par des types plus nouveaux. Tant que le mouvement de progrès qui met si vite hors d’usage les instrumens de guerre ne sera pas arrêté, il y aura trop de cuirassés de second rang : ceux qui seront tombés du premier. Qu’on les envoie dans les stations lointaines ; ainsi tout le matériel trouvera emploi, aucune partie du budget ne sera perdue à produire des types sans valeur militaire, et l’argent qui était consacré à ce stérile usage augmentera la rapidité et la puissance des constructions nouvelles. Mais encore pourquoi ne pas épargner la dépense de tels armemens ? Ou la force navale sert à prévenir, ou elle sert à réprimer. D’ordinaire elle agit par sa seule présence, parce que, tout mauvais procédé devenant une insulte au pavillon, la gravité des conséquences suffit à arrêter le mal. Dans les conditions les plus habituelles, la grande valeur des bâtimens est une valeur d’opinion ; ce qui inspire le respect, ce n’est pas la force qu’ils possèdent, c’est celle qu’ils annoncent et précèdent, et peu importe sur quelle épaisseur de fer flottent les couleurs ; si ce symbole n’est pas respecté, un cuirassé de station est trop ou trop peu. S’agit-il d’une représaille à exercer contre une ville ouverte, il est superflu. S’agit-il d’hostilités sérieuses contre des points fortifiés ? il ne suffit pas. Les puissances moindres d’Europe ou d’Amérique comptent des vaisseaux égaux en force et supérieurs en nombre aux cuirassés qui stationnent sur leurs côtes. Au temps où elles étaient moins armées, il a fallu pour réduire Saint-Jean-d’Ulloa et Vera-Cruz une escadre envoyée de France. Les conflits avec la Chine, l’Annam, l’Abyssinie, les sauvages du Zoulouland ont coûté de sérieux déploiemens de forces aux plus grandes nations. Le monde était hier témoin des préparatifs faits par l’Angleterre contre l’Égypte ; elle n’a pas bombardé Alexandrie avec des bâtimens hors d’âge ou sans force ; elle a envoyé devant la ville les types les plus puissans de sa marine. En effet, les peuples qu’on appelle encore barbares sont déjà entrés dans la civilisation en lui empruntant ses armes, dont ils ont éprouvé la force, et l’Europe, à force de les avoir vaincus, est près de les avoir instruits. Le plus sage est donc de ne pas compromettre son prestige en des comparaisons fâcheuses ni surtout en des luttes inégales et de ne pas s’exposer à des insuccès partiels qui donnent le signal des grandes révoltes. Au cas de rupture, qu’on envoie sur le théâtre de la lutte des cuirassés à grande puissance, et en tel nombre qu’il faudra pour rendre visible à tous l’inanité de toute résistance et la certitude du châtiment. Dans les temps ordinaires, ce qui importe, c’est de disperser sur le monde