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Berthelot et moi fut certainement du genre le plus rare et le plus singulier. Le hasard rapprocha en nous deux natures essentiellement objectives, je veux dire aussi dégagées qu’il est possible de l’étroit tourbillon qui fait de la plupart des consciences un petit gouffre égoïste comme le trou conique du formica-leo. Habitués à nous regarder très peu nous-mêmes, nous nous regardions très peu l’un l’autre. Notre amitié consista en ce que nous nous apprenions mutuellement, en une sorte de commune fermentation qu’une remarquable conformité d’organisation intellectuelle produisait en nous devant les mêmes objets. Ce que nous avions vu à deux nous paraissait certain. Quand nous entrâmes en rapports, il me restait un attachement tendre pour le christianisme ; Berthelot tenait aussi de son père un reste de croyances chrétiennes. Quelques mois suffirent pour reléguer pour nous ces vestiges de foi à l’état de souvenir. L’affirmation que tout est d’une même couleur dans le monde, qu’il n’y a pas de surnaturel particulier ni de révélation momentanée, s’imposa d’une façon absolue à notre esprit. La claire vue scientifique d’un univers où n’agit d’une façon appréciable aucune volonté libre supérieure à celle de l’homme devint, depuis les premiers mois de 1846, l’ancre inébranlable sur laquelle nous n’avons jamais chassé. Nous n’y renoncerons que quand il nous sera donné de constater dans la nature un fait spécialement intentionnel ayant sa cause en dehors de la volonté libre de l’homme ou de l’action spontanée des animaux.

Notre amitié fut ainsi quelque chose d’analogue à celle des deux yeux quand ils fixent un même objet et que de deux images résulte au cerveau une seule et même perception. Notre croissance intellectuelle était comme ces phénomènes qui se produisent par une sorte d’action de voisinage et de tacite complicité. M. Berthelot aimait autant que moi ce que je faisais ; j’aimais son œuvre presque autant qu’il l’aimait lui-même. Jamais il n’y eut entre nous, je ne dirai pas une détente morale, mais une simple vulgarité. Nous avons toujours été l’un avec l’autre comme on est avec une femme qu’on respecte. Quand je cherche à me représenter l’unique paire d’amis que nous avons été, je me figure deux prêtres en surplis se donnant le bras. Ce costume ne les gêne pas pour causer des choses supérieures ; mais l’idée ne leur viendrait pas, en un tel habillement, de fumer un cigare ensemble, ou de tenir d’humbles propos, ou de reconnaître les plus légitimes exigences du corps. Ce pauvre Flaubert ne put jamais comprendre ce que Sainte-Beuve raconte, dans son Port-Royal, de ces solitaires qui passaient leur vie dans la même maison en s’appelant monsieur jusqu’à la mort. C’est que Flaubert ne se faisait pas une idée de ce que sont des