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toute la mouture qu’on en peut tirer, voilà ce qui devient la règle du monde. L’idée que le noble est celui qui ne gagne pas d’argent, et que toute exploitation commerciale ou industrielle, quelque honnête qu’elle soit, ravale celui qui l’exerce et l’empêche d’être du premier cercle humain, cette idée s’en va de jour en jour. Voilà ce que produit une différence de quarante ans dans les choses humaines. Tout ce que j’ai fait autrefois paraîtrait maintenant acte de folie, et parfois, en regardant autour de moi, je crois vivre dans un monde que je ne reconnais plus.

L’homme voué aux travaux désintéressés est un mineur dans les affaires du monde ; il faut qu’il ait un tuteur. Or notre monde est assez vaste pour que toute place à prendre soit prise ; tout emploi crée en quelque sorte celui qui doit le remplir. Je n’avais jamais pensé que le produit de ma pensée pût avoir une valeur vénale. Toujours j’avais songé à écrire, mais je ne croyais pas que cela pût rapporter un sou. Quel fut mon étonnement le jour où je vis entrer dans ma mansarde un homme à la physionomie intelligente et agréable, qui me fit compliment sur quelques articles que j’avais publiés et m’offrit de les réunir en volumes ! Un papier timbré qu’il avait apporté stipulait des conditions qui me parurent étonnamment généreuses ; si bien que, quand il me demanda si je voulais que tous les écrits que je ferais à l’avenir fussent compris dans le même contrat, je consentis. Il me vint un moment l’idée de faire quelques observations ; mais la vue du timbre m’interdit ; l’idée que cette belle feuille de papier serait perdue m’arrêta. Je fis bien de m’arrêter. M. Michel Lévy avait dû être créé par un décret spécial de la Providence pour être mon éditeur. Un littérateur qui se respecte doit n’écrire que dans un seul journal, dans une seule revue, et n’avoir qu’un seul éditeur. M. Michel Lévy et moi n’eûmes ensemble que les rapports les plus agréables. Plus tard, il me fit remarquer que le contrat qu’il m’avait présenté n’était pas assez avantageux pour moi, et il en substitua un autre plus large encore. Après cela, on me dit que je ne lui ai pas fait faire de mauvaises affaires. J’en suis enchanté. En tout cas, je peux dire que, s’il y avait en moi quelque capital de production littéraire, il était juste qu’il y eût sa large part ; c’est bien lui qui l’avait découvert, je ne m’en étais jamais douté.

Il est très difficile de prouver qu’on est modeste, puisque du moment qu’on dit l’être, on ne l’est plus. Je le répète, nos vieux maîtres chrétiens avaient là-dessus une règle excellente, qui est de ne jamais parler de soi, ni en bien, ni en mal. Voilà le vrai ; mais le public est ici le grand corrupteur. Il encourage au mal. Il induit l’écrivain à des fautes pour lesquelles il se montre ensuite sévère,