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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/26

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a été bon, et je peux ajouter en continuant le psaume : Portio cecidit mihi in prœclaris ; etenim hœreditas mea prœclara est mihi.


V

J’arrivai ainsi aux vacances de 1845, que j’allai passer, comme les précédentes, en Bretagne. Là j’eus beaucoup plus de temps pour réfléchir. Les grains de sable de mes doutes s’agglomérèrent et devinrent un bloc. Mon directeur, qui, avec les meilleures intentions du monde, me conseillait mal, n’était plus auprès de moi. Je cessai de prendre part aux sacremens de l’église, tout en ayant le même goût que par le passé pour ses prières. Le christianisme m’apparaissait comme plus grand que jamais ; mais je ne maintenais plus le surnaturel que par un effort d’habitude, par une sorte de fiction avec moi-même. L’œuvre de la logique était finie ; l’œuvre de l’honnêteté commençait. Durant deux mois à peu près je fus protestant ; je ne pouvais me résoudre à quitter tout à fait la grande tradition religieuse dont j’avais vécu jusque-là ; je rêvais des réformes futures, où la philosophie du christianisme, dégagée de toute scorie superstitieuse et conservant néanmoins son efficacité morale (là était mon rêve), resterait la grande école de l’humanité et son guide vers l’avenir. Mes lectures allemandes m’entretenaient dans ces pensées. Herder était l’écrivain allemand que je connaissais le mieux. Ses vastes vues m’enchantaient, et je me disais avec un vif regret : « Ah ! que ne puis-je comme un Herder penser tout cela et rester ministre, prédicateur chrétien ! » Mais, avec la notion précise et à la fois respectueuse que j’avais du catholicisme, je n’arrivais point à concevoir une honnête attitude d’âme qui me permît de rester prêtre catholique en gardant les opinions que j’avais. J’étais chrétien comme l’est un professeur de théologie de Halle ou de Tubingue. Une voix secrète me disait : « Tu n’es plus catholique ; ton habit est un mensonge ; quitte-le. »

J’étais chrétien, cependant ; car tous les papiers que j’ai de ce temps me donnent, très clairement exprimé, le sentiment que j’ai plus tard essayé de rendre dans la Vie de Jésus, je veux dire un goût vif pour l’idéal évangélique et pour le caractère du fondateur du christianisme. L’idée qu’en abandonnant l’église, je resterais fidèle à Jésus, s’empara vivement de moi, et, si j’avais été capable de croire aux apparitions, j’aurais certainement vu Jésus me disant : « Abandonne-moi pour être mon disciple. » Cette pensée me soutenait, m’enhardissait. Je peux dire que dès lors la Vie de Jésus était écrite dans mon esprit. La croyance à l’éminente personnalité de Jésus, qui est l’âme de ce livre, avait été ma force dans ma lutte contre la théologie. Jésus a bien réellement toujours été mon