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mes anciens maîtres. Dès mon séjour à Saint-Sulpice, j’avais appris à l’apprécier : c’était le seul laïque dont ces messieurs fissent cas ; ils lui enviaient son extraordinaire érudition ecclésiastique, M. Cousin, quoiqu’il m’ait plus d’une fois témoigné de l’amitié, était trop entouré de disciples pour que j’essayasse de percer cette foule, un peu liée à la parole du maître ; M. Augustin Thierry, au contraire, fut pour moi un vrai père spirituel. Ses conseils me sont tous présens à l’esprit, et c’est à lui que je dois d’avoir évité dans ma manière d’écrire quelques défauts tout à fait choquans, que de moi-même je n’aurais peut-être pas découverts. C’est par lui que je connus la famille Scheffer, à laquelle je dois une compagne qui s’est toujours montrée si parfaitement assortie aux conditions assez serrées de mon programme de vie, que parfois je suis tenté, en réfléchissant à tant d’heureuses coïncidences, de croire à la prédestination.

Ma philosophie, selon laquelle le monde dans son ensemble est plein d’un souffle divin, n’admet pas les volontés particulières dans le gouvernement de l’univers. La providence individuelle, comme on l’entendait autrefois, n’a jamais été prouvée par un fait caractérisé. Sans cela, certainement, je m’inclinerais reconnaissant devant des concours de circonstances où un esprit moins dominé que le mien par les raisonnemens généraux verrait les traces d’une protection particulière de dieux bienveillans. Les hasards qu’il faut pour amener un terne ou un quaterne ne sont rien auprès de ce qu’il a fallu pour que la combinaison dont je touche les fruits ne fût pas dérangée. Si mes origines eussent été moins disgraciées selon le monde, je ne fusse point entré, je n’eusse point persévéré dans cette royale voie de la vie selon l’esprit, à laquelle un vœu de nazaréen m’attacha de bonne heure. Le déplacement d’un atome rompait la chaîne de faits fortuits qui, au fond de la Bretagne, me prépara pour une vie d’élite ; qui me fit venir de Bretagne à Paris ; qui, à Paris, me conduisit dans la maison de France où l’on pouvait recevoir l’éducation la plus sérieuse ; qui, au sortir du séminaire, me fit éviter deux ou trois fautes mortelles, lesquelles m’auraient perdu ; qui, en voyage, me tira de certains dangers où, selon les chances ordinaires, je devais succomber ; qui fit, en particulier, que le docteur Suquet put venir à Amschit me tirer des bras de la mort, où j’étais déjà enserré. Je ne conclus rien de là, sinon que l’effort inconscient vers le bien et le vrai qui est dans l’univers joue son coup de dé par chacun de nous. Tout arrive, les quaternes comme le reste. Nous pouvons déranger le dessein providentiel dont nous sommes l’objet ; nous ne sommes pour presque rien dans sa réussite. Quid habes quod non accepisti ? Le dogme de la grâce est le plus vrai des dogmes chrétiens.