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Pennsylvania railroad, je jouis, moi sept ou huitième, d’un train qui comprend un sleeping car pour la nuit, un parlor car pour le jour et un hotel coach, c’est-à-dire un restaurant. C’est fort luxueux : aussi le conducteur du train, auquel j’ai été régulièrement présenté, me confie-t-il que, suivant lui, cela ne pourra pas durer, parce que cela coûte trop cher aux compagnies. Ledit conducteur est originaire de l’état de Rhode-Island, et très préoccupé de savoir si j’ai été satisfait de la réception qui nous a été faite à Newport, son pays natal. Il a lu avec beaucoup de soin dans les journaux le récit de cette réception et me communique en fort bons termes son opinion sur les harangues qui nous ont été débitées. D’une façon générale, j’ai remarqué plusieurs fois qu’aux États-Unis les individus issus directement des classes populaires paraissent avoir plus de culture que leurs pareils chez nous et aussi (je vais étonner beaucoup de personnes) des façons moins communes, à condition qu’on prenne son parti d’être traité absolument par eux d’égal à égal ; car il ne faut pas compter sur cette déférence que, même dans notre pays si démocratique, l’homme sorti du peuple continue de témoigner au bourgeois. Cela n’empêche pas le conducteur du sleeping car américain de recevoir parfaitement les deux dollars que vous mettez dans sa main, et vous êtes plus embarrassé pour les lui offrir qu’il ne l’est pour les prendre.

La région que je traverse d’abord n’est point nouvelle pour moi, car j’ai déjà suivi ces jolies vallées des Alleghanies en me rendant du Niagara à Baltimore, mais à partir de Pittsburg, j’entre en pays inconnu. C’est le royaume de la houille et du fer. À la nuit tombante, les gueules des hauts fourneaux apparaissent rouges et menaçantes, dardant leurs flammes dans l’obscurité. Le train s’élève lentement, par une rampe en fer à cheval, au-dessus de la vallée constellée de feux, puis s’enfonce dans d’étroits passages de montagne. L’obscurité est complète et je n’ai d’autre ressource que de gagner mon sleeping car, où je fais ma première expérience d’une nuit en chemin de fer, expérience tout à fait satisfaisante, car nous ne sommes que deux dans l’immense wagon et je ne me doute pas de la présence de mon compagnon, couché à l’autre bout. Je dors d’un demi-sommeil, tenu en éveil par la curiosité. Être emporté la nuit, d’une allure rapide, vers des contrées inconnues, sans savoir quels aspects frapperont vos yeux le lendemain au réveil, est une des sensations les plus douces que je connaisse, la seule qui rende au sentiment de la vie en elle-même ce charme passager que lui prête la première jeunesse. Dès qu’il fait jour, je m’empresse de regarder par la fenêtre. déception ! d’abord il tombe par torrens une pluie froide mélangée de neige qui barre la vue ; puis le pays que nous traversons est un pays de bruyères et d’arbres rabougris,