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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/271

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que, lors du grand incendie de 1871, on a reconstruit les maisons incendiées. La richesse des uns s’échafaude sur la ruine des autres, et les manœuvres de guerre auxquelles se livrent vainqueurs et vaincus ne seraient pas des plus loyales, à en croire du moins le langage sévère qu’a tenu certain juge en motivant sa sentence dans un procès récent. Mais, comme je n’aurais pas le temps de contrôler cette sentence que je serais peut-être d’ailleurs obligé de confirmer, j’aime mieux continuer ma route en fermant les yeux.

Me voilà donc de nouveau en chemin de fer après une halte d’environ trois heures. Le pays que nous traversons me paraît de moins en moins intéressant. Ce sont de longues plaines ondulées, sans arbres, sans verdure, coupées par des rivières plus ou moins larges qui coulent au fond de vallées peu profondes. Des forêts rêvées, pas question. La civilisation a tout détruit. Ces états d’Illinois et d’Iowa sont les greniers à blé et les parcs à bétail de l’Amérique. Nous ne sommes plus dans la Nouvelle-Angleterre, où villes et villages sont comme serrés les uns contre les autres. Ici la rareté des endroits habités témoigne d’une civilisation plus nouvelle. On sent que la terre ne manque pas encore à l’homme, mais plutôt l’homme à la terre, et que la difficulté doit être de mettre en culture ces vastes espaces. Cependant toute trace de l’ancien état sauvage a disparu, et l’aspect du pays est on ne peut plus prosaïque. Parfois on aperçoit, comme dans la campagne romaine, de grands troupeaux de bœufs qui paissent au loin. Mais ces bœufs n’élèvent pas vers le ciel des cornes gigantesques et menaçantes ; ils ne sont pas gardés par des paysans à cheval, fièrement campés sur leurs chétives montures. Ils ressemblent au contraire aux animaux les plus vulgaires, et paissent dans d’immenses parcs fermés par des clôtures en bois probablement mobiles. Je fais causer sur le commerce du bétail un de mes compagnons de route qui a dans la tournure toute l’élégance d’un marchand de bœufs normand. Grâce à la facilité avec laquelle on les nourrit, chacun de ces bœufs vaut, sur le marché de Chicago, de 100 à 150 francs. C’est de là que, par la voie des lacs ou des chemins de fer, on en expédie un assez grand nombre en Europe. Mais comme la traversée ne leur était guère favorable et qu’ils arrivaient généralement en assez mauvais état, on a imaginé depuis peu de les tuer à l’avance et de les dépecer, ce qui est beaucoup plus sain pour eux, en conservant la viande au moyen d’appareils frigorifiques. Ma nouvelle connaissance compte beaucoup sur ce procédé, qui pourrait bien en effet contribuer à faire baisser le prix de la viande sur nos marchés européens, ou, pour parler plus exactement, à empêcher que le prix de la viande ne monte à mesure que la consommation s’étend, au grand et légitime regret des producteurs et au non moins grand avantage des humbles consommateurs