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peu à peu), ce sont mes frères ou mes demi-frères, mes sœurs ou mes demi-sœurs. Mais je les aime tous également, » et il les embrassa tous en effet dans un regard affectueux auquel chacun et chacune répondit par un sourire d’assentiment.

Satisfait de cette explication, je me pris à regarder les physionomies qui m’environnaient. Les garçons étaient des gaillards délurés, à l’air intelligent et résolu. La mère avait une physionomie distinguée, douce, expressive, mais l’air un peu triste et harassé. Elle était, nous dit-elle, Norvégienne de naissance. Je me demandais intérieurement par quels chemins mystérieux, par quelles aventures de cœur et d’imagination cette femme avait pu passer pour venir des rivages de la mer du Nord jusqu’au versant des montagnes Rocheuses être la cinquième femme d’un mormon, et quels regrets de la terre natale, des fiords et des sapins de la Norvège se cachaient derrière cette physionomie placide et résignée. Parmi les sœurs du jeune mormon se trouvait une petite fille d’environ dix ans. Je la pris sur mes genoux (j’ai un certain faible pour les petites filles) et je lui demandai comment elle employait son temps. Elle me répondit qu’elle allait à l’école et que dans les intervalles elle apprenait, sous la direction d’une de ses sœurs, la couture et un peu de musique. Tout en écoutant son gentil babil, je ne pouvais penser sans tristesse à la destinée qui l’attendait probablement, à cette existence de harem sous les aspects de laquelle il m’était encore impossible de ne pas considérer la vie des mormonnes. Et cependant j’étais bien obligé de convenir à part moi qu’il était impossible aussi d’imaginer un intérieur plus décent, plus respectable, plus uni, au moins d’apparence, que celui où je me trouvais. La conversation languissait cependant : « Faites-nous donc un peu de musique, Suzie, » dit notre ami à l’une de ses sœurs. Sans se faire prier, la jeune fille se dirigea vers l’harmonium. Je prêtai l’oreille avec attention, m’attendant à entendre quelque mélopée extraordinaire. Mais elle nous joua tout simplement la valse de la Traviata. Cette pauvre Dame aux camélias ! je savais bien que, sous une forme ou sous une autre, elle est en train de faire le tour du monde, mais je ne m’attendais pas à la rencontrer aussi loin.

Nous passons dans la salle à manger. J’allais m’asseoir sans façon, quand je vois que tout le monde est encore debout. « Voulez-vous avoir la bonté de dire les grâces ? » dit le jeune mormon en s’adressant au chapelain. Celui-ci, sans témoigner aucune surprise, récita à haute voix, tout le monde l’écoutant dévotement, cette courte et belle prière, commune aux protestans et aux catholiques, dont on fait précéder les repas dans les intérieurs pieux des deux communions. Puis nous nous mettons à table, la mère et une des sœurs, la cuisinière probablement, servant et s’asseyant tour à tour comme