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Je crus remarquer que les yeux de notre interlocuteur commençaient à briller d’un éclat qui ne sentait pas seulement l’ardeur religieuse, et je me demandais si l’oreille du satyre ne commençait pas à percer sous le masque du fanatique. Le chapelain était évidemment résolu à n’engager aucune controverse. Aussi se borna-t-il à demander : « Est-ce qu’il n’arrive pas qu’il s’élève entre vos femmes des querelles suscitées par la jalousie qui troublent la paix de vos intérieurs ?

— Sans doute, reprit le mormon, cela peut arriver quelquefois, Suzie peut se plaindre qu’on témoigne trop de tendresse à Bessie, ou Bessie qu’on témoigne trop de tendresse à Suzie, mais ce sont de ces légers nuages qu’un bon mari Salt bien vite dissiper. Est-ce qu’il n’y a pas aussi des querelles dans vos intérieurs monogames ? Tenez, voulez-vous me permettre de vous parler franchement ? (Et ici le vieillard s’anima et commença à parler avec une certaine éloquence.) Vous autres peuples qui pratiquez la monogamie, vous prétendez à des vertus que vous êtes incapables de pratiquer. Vous n’avez et vous n’aimez, dites-vous, qu’une seule femme. C’est à merveille. Mais combien y a-t-il de maris qui prennent des maîtresses, et combien y a-t-il de femmes qui prennent des amans ? Chez nous l’adultère est inconnu, et si une femme commettait un adultère, je ne sais si nous ne la lapiderions pas selon l’ancienne loi, tant le crime serait grand à nos yeux. Demain, en vous promenant dans les rues de Salt Lake City, vous ne verrez pas un seul enfant abandonné ou mendiant. Combien y a-t-il sur le pavé de vos grandes villes d’enfans qui ne connaissent pas leurs pères ? Chez nous les naissances illégitimes sont inconnues. Nous prenons soin de nos enfans et nous les faisons instruire. Si vous rencontrez un ivrogne, ce sera un gentil, ce ne sera pas un mormon. Ce n’est pas que l’usage du vin nous soit formellement interdit, mais il nous suffit d’avoir lu dans l’Écriture les péchés que l’ivresse a fait commettre aux enfans d’Israël pour que nous nous tenions en garde contre elle. La principale différence qu’il y a entre vous et nous, c’est que nous observons notre loi, tandis que vous n’observez pas la vôtre. Aussi sommes-nous convaincus qu’un jour ou l’autre le monde nous rendra justice et que c’est par nous qu’il sera régénéré. »

Pendant que le mormon débitait avec une âpreté singulière cette diatribe contre les sociétés chrétiennes, dans laquelle j’étais obligé de reconnaître qu’il entrait bien un peu de vérité, j’entendais dans la pièce à côté un bruit incessant de voix juvéniles, de portes qui s’ouvraient et se refermaient, d’exclamations joyeuses et d’embrassades sonores : c’étaient évidemment les frères et sœurs de notre jeune ami qui venaient lui souhaiter la bienvenue. Parfois