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loin que se porte le regard, il voit se confondre à l’horizon les dômes d’or, les toits verts et les jardins d’une cité d’Asie.

Maintenant, voulez-vous passer dans un autre hémisphère ? Prenez un de ces drochkis, au profil de sauterelles, qui tremblent sur leurs grêles ressorts ; mieux que le manteau magique des ballades, il vous portera en un quart d’heure dans le Nouveau-Monde. Vous franchissez l’enceinte de l’exposition ; où est le recueillement de la vieille Moscou, attentive aux pieux appels de ses clochers ? Ici domine la rude voix de ce siècle, la respiration haletante et le cri rauque de la chaudière à vapeur, le râle précipité des pistons, le sifflement des courroies de transmission, le battement des métiers. Partout l’esclave moderne étend ses longs bras d’acier et accomplit, impeccable, les plus formidables comme les plus délicates besognes. Mille machines vous livrent leurs secrets ingénieux ; l’électricité multiplie ses miracles et meut un chemin de fer qui serpente autour des bâtimens. Près des instrumens du travail, une travée nous en montre les alimens, la houille, le fer, les échantillons du trésor russe, gardé dans les entrailles de l’Oural, les sables d’or, les métaux rares, les pierres précieuses. Puis, le long de ces vitrines, toutes les conquêtes des sciences nées d’hier, tous les produits d’une industrie raffinée, toutes les recherches du luxe et du bien-être. — Vraiment, entre le Kremlin et cette immense usine, le voyageur a le sentiment d’avoir franchi un fossé béant. Ah ! ce fossé, ce lamentable et curieux fossé, quiconque étudie la vie russe le rencontre à chaque pas ; c’est à la fois l’attrait et la fatigue de cette étude, que, pour tout expliquer, il faille passer et repasser sans trêve cet abîme entre les temps, voyager sans relâche entre le moyen âge et l’heure actuelle. Nul ne comprendra les contradictions, la difficulté de vivre, les peines russes, s’il ne les reporte à ce fossé, mal comblé par les siècles ; il sépare la Russie d’en bas, attardée dans le passé, de la Russie d’en haut, avancée dans le présent, parfois même dans l’avenir. Regardez une lettre venue de ce pays : elle porte deux dates, pour satisfaire aux deux calendriers ; en affirmant ainsi qu’il vit simultanément à deux époques, le Russe ne ment pas, il témoigne d’une nécessité qui régit toute son existence, et avec un écart de bien plus de douze jours.

Le lecteur craint peut-être que je ne le promène impitoyablement à travers les huit groupes de l’exposition, sans lui faire grâce d’un produit brut ou fabriqué. Je le prie de se rassurer. Je n’ai ni goût ni compétence pour apprécier la trame des tissés et des filés, la perfection des machines agricoles, la solidité des cuirs, la beauté des cassonades, des suifs et, des huiles qui remplissent ces vastes halles. Mais avant d’aborder le sujet auquel je veux me restreindre, je dois indiquer une observation générale qui touche