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laborieuse et, de plus, assez mal composés, je ne vois enfin que l’épisode de l’Ariane qui soit du premier ordre, et pour emprunter l’expression de Du Bellay, où l’on sente frémir « la divinité de l’invention. »

Mais, vers l’âge de vingt-cinq ou trente ans, cet homme d’esprit, ce versificateur habile a aimé, passionnément aimé, comme on a rarement aimé dans la contrainte des mœurs antiques, aimé presque comme un moderne ; et, pour chanter les joies ou les tristesses, les victoires ou les trahisons de l’amour, il a trouvé des accens où vibre encore, après dix-neuf cens ans, ce qu’il y a de plus universel et de plus profondément humain dans l’amour. Avec quels traits d’une grâce sensuelle, et dans quelle attitude sculpturale, selon le génie plastique des anciens, n’a-t-il pas su peindre l’entrée de sa Lesbie dans la petite maison complaisante qui cacha leurs premiers rendez-vous :


        Quo sua se molli candida diva pede
Intulit, et trito fulgentem in limine plantam
        Innixa arguta constituit solea.


Elles sont de lui, dans la simplicité de leur expression devenue classique (ou du moins c’est son nom qui pour nous y demeure attaché), ces jolies images, de la fragilité féminine dont il faut écrire les sermens sur le mobile cristal des eaux et sur l’aile rapide des vents, ou de l’amour encore, brisé par la défiance comme la fleur des champs que tranche le soc indifférent de la charrue. Mais plus tard, quand les mauvais jours ont commencé de luire, de quels stigmates n’a-t-il pas marqué l’éternelle contradiction des amours fatales dont l’indignité même de l’objet aimé ne peut débarrasser la victime ?


Odi et amo. Quare id faciam fortasse requiris ?
        Nescio, sed fieri sentio et excrucior.


Et ailleurs, enfonçant plus profondément encore : « Ô Lesbie ! quand tu reviendrais honnête, je ne pourrais t’estimer, et cependant, même dans la honte, il faut que je continue de t’aimer ! » Oui, sans cet amour, Catulle occuperait dans les lettres latines à peu près le même rang que Ronsard dans les lettres françaises. Mais cet amour l’a élevé au-dessus de lui-même, et il ne pourrait pas se plaindre, en vérité, même d’en être mort, puisqu’il lui doit de vivre encore. Et c’est justice. Car ils se comptent facilement, dans toutes les littératures, ceux qui ont trouvé de tels accens. Mais surtout ils se comptent ceux qui ont aimé avec cette passion. Un grand amour, en ce monde, n’est guère plus commun qu’une grande ambition. Le génie lui-même est à peine plus rare, et c’est pourquoi sans doute, comme il est advenu pour Catulle, on les confond si souvent avec lui.

Essaierons-nous en terminant de préciser le jugement par une de