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derrière et n’en demande pas davantage. M. Riépine a fait le printemps dernier une curieuse exposition de ses portraits : on pouvait méditer là sur ce que sera l’art de l’avenir en Russie, s’il persiste dans son idéal démocratique. Les modèles choisis étaient typiques : des figures grossières, rudes, qui semblent mal ébauchées par le créateur et que l’artiste reproduit tout d’un trait, avec une exécution brutale, une complaisance marquée pour les réalités laides ; des enfans souffreteux, de tristes vieilles, une estropiée ; une femme de qui la pose et la physionomie sont le dernier mot du commun ; et tout cela, soyons justes, relevé par je ne sais quelle commisération intime, quel reflet de la résignation du peuple russe. Dans toute cette peinture, de la force et pas de grâce, une vision nette du réel et aucune inquiétude de l’au-delà.

M. Kramskoï, le portraitiste que les Russes placent au premier rang, sait mieux les secrets de son art ; son dessin est plus serré, sa peinture plus habile ; mais sous cette tenue plus sévère, on retrouverait sans peine la manière de voir et de sentir de ses jeunes émules. Dans le modèle qui pose devant lui, M. Kramskoï n’aperçoit que la tête ; tout le reste est sacrifié pour la mettre en valeur. Aucun accessoire ne distrait le regard, le corps est peint dans une tonalité terne et se détache mal sur des fonds verdâtres : les vêtemens sont éteints, les draps décatis d’une façon particulière. Tout conspire à concentrer notre attention sur le visage, qui éclaire seul le tableau comme une lampe discrète. Ce procédé donne des effets très vivans, il dénote un sentiment de la dignité humaine qui vaut bien les recherches de bimbeloterie si chères à d’autres peintres. M. Kramskoï n’a guère souci de l’élégance, lui aussi ne poursuit que la vérité et la force ; il les trouve ; on peut voir à l’exposition le portrait du docteur B., une des meilleures œuvres de l’artiste. Que de science dans le modelé de ce front, de ces joues, dans le rendu de ce regard clair, voilé par le verre des lunettes ! Il semble que, pour fouiller cette tête, le peintre ait emprunté le scalpel de son modèle. On ne saurait trop louer la pensée patriotique qui a poussé M. Kramskoï à peindre et M. Trétiakof à réunir dans sa galerie les portraits des hommes qui ont le plus marqué depuis trente ans dans les lettres et les arts. Cette collection sera un document précieux pour l’avenir, elle est déjà pleine d’enseignemens pour l’étranger ; ces figures caractéristiques sont d’un autre monde que le sien, d’autres pensées les tourmentent, elles nous disent le travail de retrait que la Russie fait sur elle-même. J’ai vu réunis ailleurs des portraits de la fin du dernier siècle ou du commencement de celui-ci ; sauf quelques uniformes ou quelques ordres, rien n’indique que l’on est en Russie ; ces seigneurs, poudrés et corrects, hautains ou sourians, sont de toutes les cours, ils appartiennent à la bonne compagnie