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numerus centenarius. Les grammairiens grecs sont assurément des gens consciencieux, des savans incapables d’abuser à dessein de notre crédulité, mais les récits contemporains qu’ils se bornent la plupart du temps à reproduire, méritent-ils bien la confiance absolue que nous leur accordons ? Callixène et Moschion ont-ils vu, de leurs propres yeux vu, les vaisseaux qu’ils décrivent ? S’ils les ont vus, en ont-ils su comprendre l’architecture compliquée et le mécanisme ? J’ai peut-être pris involontairement quelques libertés avec le texte passablement obscur du Banquet des sophistes ; je ne répondrais pas que le célèbre auteur de ce précieux ouvrage n’en ait pris de plus grandes avec les devis que son érudition téméraire se croyait de force à interpréter. La chose ne serait pas tout à fait sans exemple.

M. Hubert, le directeur des constructions navales à Rochefort en 1830, n’était pas seulement le plus éminent des ingénieurs ; il s’entendait aussi à merveille à décrire tous les procédés du grand art dont un consentement unanime le reconnaissait alors le maître. Un jour d’été, au mois de juin, je crois, un visiteur muni des recommandations les plus hautes, lui est adressé de Paris. M. Hubert le promène d’un bout de l’arsenal à l’autre, le fait entrer dans les ateliers, lui fait toucher du doigt les outils et les appareils ; puis il le conduit au chantier sur lequel reposait à cette époque le vaisseau à trois ponts la Ville-de-Paris. Là, il expose avec sa lucidité habituelle l’opération autrefois si critique, aujourd’hui si simple, si facile et si sûre du lancement. Pendant l’explication où son zèle s’oublie, maint sourire d’acquiescement vient lui prouver qu’il ne perd pas sa peine. Du chantier, on passe par une transition naturelle au bassin de radoub. La construction de cette grande cage de pierre, le jeu des portes, le mode d’aspiration des pompes d’épuisement, l’accorage du navire, exigent de plus minutieux détails encore. En homme bien élevé, et un peu de fatigue peut-être s’en mêlant, l’étranger commence à se demander si, tandis qu’il prolonge ainsi outre mesure cette curieuse inspection de nos richesses navales, il ne court pas le risque de devenir indiscret. Combien d’heures n’a-t-il pas déjà dérobées à un homme qui sait en faire un si utile et si glorieux usage ! « J’abuse vraiment, dit-il, de votre temps et de vos bontés. N’insistez pas ! j’ai parfaitement compris. Le vaisseau que vous m’avez montré a été construit dans ce bassin ; pour l’achever, vous l’avez monté sur la cale ; dès qu’il sera complètement terminé, vous le remettrez à l’eau. » M. Hubert eut assez d’empire sur lui-même pour ne rien laisser voir de son étonnement. « Sans aucun doute ! répondit-il avec le plus grand sang-froid. »

Singulière méprise ! direz-vous. Remarquez que cette méprise