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la grammaire et les lettres : Qui s’insegna grammatîca e humanità senza premio. Dans ces écoles, les professeurs étaient souvent de très grands personnages, qui appartenaient aux premières familles de l’état ; ils s’appellaient Foscarini, Cornaro, Giustiniani. Cependant ils n’arrivaient pas par la faveur à la position qu’ils occupaient. Les chaires étaient au concours. Muret ne l’ignorait pas ; il comptait sur cet usage libéral et sur l’impartialité des juges de Venise pour retrouver la situation qu’il avait perdue. Il prononça devant eux un beau discours, que nous avons conservé, et conquit tous les suffrages par l’élégance de son latin cicéronien.

Après avoir enseigné quatre ans à Venise, il la quitta pour s’attacher au cardinal d’Este et devenir professeur à l’université de Rome. Ce fut sa dernière étape : il y resta jusqu’à sa mort. L’enseignement, on le comprend, n’était pas à Rome aussi libre qu’à Venise. Une congrégation de cardinaux veillait sur l’orthodoxie des maîtres, et leur surveillance était souvent tracassière et gênante. Sous prétexte de conserver la pureté de la foi, ils protégeaient toutes les anciennes habitudes, bonnes ou mauvaises. La défense d’innover s’étendait à tout, et la routine était aussi sacrée que le dogme. Muret en fit plus d’une fois l’épreuve. Il avait inauguré à Rome l’explication de Platon et exposé devant ses élèves les idées de ce grand philosophe qu’ils ne connaissaient pas ; mais, après une année, les partisans des vieilles traditions s’alarmèrent, et il reçut l’ordre de choisir un autre auteur. En latin, on ne voulait pas le laisser sortir de Cicéron ; pour avoir le droit d’expliquer Tacite, il lui fallut livrer une bataille. Non-seulement on contrôlait le sujet de son cours, on gênait aussi ses lectures. Il avait vu un jour, dans la bibliothèque du Vatican, un manuscrit précieux du philosophe Eunape, le défenseur de Julien, et le demanda pour le faire copier. On refusa de le lui donner sous prétexte que c’était un livre empio e scelerato. Heureusement Muret était de mœurs douces et fort peu exigeant ; il céda autant qu’on voulut et eut l’habileté d’enseigner vingt ans à Rome sans se créer aucune méchante affaire et en contentant tout le monde.

Cette époque est la plus brillante de sa vie ; il y arriva en même temps à la gloire et à la fortune. Ce dernier point est à noter : quoique alors les professeurs fussent mal rétribués, il trouva moyen de se faire d’assez bonnes rentes. M. Dejob a raconté comment il s’y prit pour forcer les autorités universitaires à le payer un peu plus qu’elles ne le voulaient, et ce n’est pas un des passages les moins amusans de son livre. Muret trouvait ses appointemens insuffisans et se plaignait souvent que les cardinaux qui gouvernaient l’université ne fussent pas assez généreux : il n’y a rien là que de fort ordinaire. Ce qui l’est moins, c’est qu’il prenait ses élèves