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on exhibait volontiers l’éloquence dans les grandes occasions. Sa parole élégante et majestueuse relevait la pompe des solennités de l’église et semblait établir un lien de plus entre la Rome des papes et celle de Cicéron. C’est ainsi qu’il fut désigné pour prononcer l’oraison funèbre de Pie V dans Saint-Pierre, quoiqu’il fût encore laïque, et pour célébrer la victoire de Lépante, dans l’église de l’Ara-Cœli. Cette grande situation, qui le mettait en lumière et donnait un relief singulier à son éloquence, avait aussi des inconvéniens auxquels il ne put pas échapper. Pour plaire au pape Grégoire XIII, il fit, en présence de l’ambassadeur français, l’éloge de la Saint-Barthélemy. C’est le plus connu de tous ses discours et celui qu’on lui a le plus justement reproché. Il suffit pour en juger l’esprit de reproduire le passage suivant, que M. Dejob a cité après beaucoup d’autres : « nuit mémorable et digne d’être notée dans les fastes d’une marque éclatante, car, par la mort d’un petit nombre de séditieux, elle a délivré le roi d’un péril présent de mort, le royaume de la crainte perpétuelle des guerres civiles ! Pendant cette nuit, j’imagine que les étoiles même brillèrent d’un plus vif éclat et que la Seine roula des ondes plus abondâmes pour emporter et, vomir plus vite dans la mer ces cadavres d’hommes impurs. » Voilà des paroles bien cruelles et qui, au premier abord, ne semblent guère convenir à la nature douce et humaine de Muret. M. Dejob pense qu’elles lui ont été inspirées par la frayeur. Il est sûr qu’on vivait à Rome sous une dure contrainte : ce gouvernement, qui était paternel tant qu’il ne s’agissait que des mœurs, devenait impitoyable dès que les croyances étaient menacées. Palcari a raison de parler de cette épée toujours suspendue sur la tête des penseurs ; il connaissait le péril, ce qui ne l’empêcha pas de le braver et de payer sa liberté de sa vie. Il est possible que cet exemple ait fait peur à Muret, qui n’était pas courageux, et l’on sait que la peur rend quelquefois enragé. « La conduite des gens peureux, dit très bien M. Dejob, n’est pas uniforme. La crainte les conduit bien tous dans le camp du plus fort, mais elle leur y assigne des rôles différens : les uns, âmes douces, candides, incapables de maîtriser ou de dissimuler leur frayeur, y gardent la posture de prisonniers supplians ; les autres, non moins poltrons, mais plus avisés, remarquent que la bataille est finie, ramassent quelques armes à terre, et, déguisés en soldats, réclament qu’on achève les vaincus. » Ces réflexions sont justes, et l’on peut croire que Muret a exagéré sa haine contre les vaincus pour n’être pas suspect de leur être favorable. Au fond pourtant, il ne les aimait pas, et, en les attaquant, il exprimait ses sentimens véritables. Ce n’est pas qu’il fût un fanatique ; je me figure plutôt qu’il n’avait de passion que pour les lettres et que le reste le touchait peu. Mais ces indifférens sont sujets à des colères