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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/75

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DANS LE MONDE.

à croire que son ami n’avait pas absolument tort de mettre si haut dans son estime ces personnes difficiles à classer, mais fort agréables à voir, qui sont assurément un peu moins loin des mondaines que des filles, et dont on dirait volontiers qu’elles sont du demi-monde, si, dans son acception primitive et vraie, le mot ne devait s’appliquer exclusivement aux déclassées et si, dans l’abus maladroit qu’on en fait, il ne servait journellement à désigner tous les milieux galans, sans distinction de catégories ni d’étages. — Toilettes chères, mais sobres ; parfums pénétrans, mais non suffocans ; beaucoup d’aplomb, un peu de sans-gêne, mais de la grâce, pas de laisser aller : en un mot, du chic et du vrai.

Clémence Holler était une grande blonde, un peu chargée d’embonpoint, portant beau : un visage et une tournure de déesse grasse et bonne enfant. Elle parlait lentement, avec un accent qu’elle avait inventé et des mots à elle, poinçonnés à son chiffre, que l’on eût peut-être difficilement trouvés dans le dictionnaire, mais qu’on n’avait jamais besoin d’y chercher, tant ils étaient expressifs et bien frappés. Étrangère pour de bon, née quelque part entre le Rhin et la Baltifiue, spirituelle à froid, ne riant jamais, souriant beaucoup, gaie sérieusement, aimable avec les yeux, avare de gestes, ayant toujours l’air de descendre de l’Olympe, mais d’en descendre avec plaisir, elle était faite pour dépenser cent mille francs par an, sans mener grand bruit, et savait trouver la somme, dans la poche de Rohannet et ailleurs, — le sort ayant négligé de la doter en espèces.

Quant à Jane Spring, en dépit de son nom anglais, elle était brune avec des yeux bleu d’acier à cils noirs, qui n’avaient vraiment rien de britannique. Le baron Ravenot, son heureux maître,

— après Dieu et quelques autres, — l’avait anglicisée de force ; c’était un des hommes de cette génération anglomane tant raillée, mais si puissante et si complètement victorieuse de nos usages et de nos goûts, de cette génération déjà vieille qui nous a infectés de mœurs et de locutions d’outre-Manche, n’ayant pris aux Anglais que ce qu’ils exportent, et à laquelle nous devons les courses et la grossièreté, — deux plaies d’Egypte venues d’Angleterre. Pour ce baron, comme pour ses contemporains, il était de bon ton, à l’écurie et dans l’alcôve, de ne parler qu’anglais, et Jeanne Vernier, ex-petite institutrice qui savait l’anglais, était devenue Jane Spring en devenant sa maîtresse. Au surplus, cette dénationalisation violente n’avait rien enlevé de son charme à la beauté française de la jeune femme. — Détaille peu élevée, mais très bien faite, les traits harmonieux sans qu’on sût pourquoi, les cheveux presque noirs et surabondans, ou paraissant tels, les dents belles, les mains fines et les pieds trop petits, Jeanne Vernier ou Jane Spring était une personne fort atti-