« représentait environ quatre cent mille têtes ou personnes, dont cent mille, ajoutait-il, sont toujours prêtes à marcher au premier ordre pour le service du roi et la défense de la patrie, » remarque que La Chesnaye des Bois faisait sans doute afin de justifier ou excuser ce chiffre énorme de privilégiés, dont il avait à se concilier la faveur pour composer le livre qui fut pendant plusieurs années son gagne-pain. À la veille de la révolution, Chérin trouvait le nombre des nobles si élevé qu’il déclarait impossible d’en faire le recensement. L’échafaud et les misères de l’émigration se chargèrent de le réduire.
La révolution avait abattu la noblesse, extirpé les droits féodaux, aboli les titres qui en rappelaient l’existence, mais elle n’avait pas pour cela arraché des âmes les passions qui les avaient fait rechercher. Sous la couche de cadavres et de ruines qui s’étaient accumulés en quelques années, elles couvaient encore. Ce n’était pas d’ailleurs toujours un sentiment d’équité qui avait poussé à l’abolition de la noblesse. Si la dure condition que faisait l’ancien régime aux paysans légitima la haine qu’ils manifestèrent à son égard, les attaques dirigées contre l’aristocratie par les habitans des villes étaient moins justifiées, ceux-ci n’avaient point à beaucoup près à se plaindre de leur sort autant que les gens des campagnes, car ils étaient même souvent privilégiés comme les nobles. En réalité, la bourgeoisie était jalouse d’une noblesse dont elle ne cessait de rechercher les titres et de convoiter les privilèges. Entre les révolutionnaires il en est plus d’un qui avait naguère sollicité du roi la noblesse, qui s’était au moins paré d’une qualification quelque peu aristocratique. Depuis longtemps les bourgeois trouvaient de bon goût de ne plus porter leur véritable nom, d’y ajouter, précédé du de, un nom de terre vraie ou supposée. Au dire de La Bruyère, qui s’est moqué de cette manie de se débaptiser, certaines gens avaient plusieurs noms d’emprunt dont ils usaient suivant les lieux. Les gens sans grande naissance adoptaient souvent un nom de leur choix quand ils se produisaient dans le monde, et voilà comment tant d’auteurs sont restés connus sous une appellation d’emprunt, témoin Molière et Voltaire. Pour entrer sur la scène de la vie, ils faisaient, comme bien des acteurs qui, en s’engageant au théâtre, prennent un faux nom qu’ils rendent parfois célèbre, ou encore comme ces soldats qui portent des noms de guerre. La bourgeoisie, surtout la bourgeoisie parisienne, qui avait des prétentions de noblesse, à raison des privilèges dont elle jouissait, adopta l’usage suivi par les gentillâtres. Au XVIIIe siècle, chez ceux-ci, les frères portaient habituellement chacun un nom différent tiré de quelque terre. De même, les frères dans les familles de grosse bourgeoisie se distinguèrent, non par