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et celui de la centralisation administrative, la monarchie constitutionnelle naissante a été soumise à des difficultés et à des responsabilités contradictoires qui dépassaient la mesure d’habileté et de force qu’on peut raisonnablement exiger d’un gouvernement[1]. » L’ingérence des députés et de l’esprit de parti dans l’administration et dans la distribution des places est certes fâcheuse, et il faut s’efforcer d’y mettre des bornes ; mais elle ne mettrait peut-être pas en péril les institutions libres. Ce qui serait tout autrement grave et probablement mortel pour ces institutions, ce serait que le mal vînt à atteindre la justice ; car celle-ci est la consécration de tous les droits et le dernier refuge de la liberté. Méditant sur les fonctions des tribunaux qui assurent le maintien de l’ordre social et rendent possible le travail de l’humanité, David Hume a dit : « Tout notre système politique et chacun de ses organes, l’armée, la flotte et les deux chambres, tout cela n’est qu’un moyen pour atteindre une seule et unique fin, la conservation de la liberté des douze grands juges de l’Angleterre. »

M. Minghetti accumule les faits et les citations pour démontrer cette vérité capitale, que, si la justice à son tour devient un instrument de parti, tout est perdu. Les avantages et les gloires du régime représentatif ne sont rien au prix de cet abus qui ôte toute garantie à la vie sociale. Et, en effet, s’il est une vérité évidente, c’est que plus complètement règne la démocratie et plus toutes les positions sont données par l’élection, plus il est alors indispensable qu’il y ait un pouvoir indépendant où le faible puisse trouver protection contre le fort. Autrement c’est la tyrannie, et elle serait pire que celle de l’absolutisme, car elle s’exercerait partout avec la même violence et la même injustice. Au sein de chaque village, de chaque institution, en un mot, dans toutes les branches de l’activité humaine, ceux qui seraient en minorité, au jour des élections, seraient des proscrits, pour lesquels il n’y aurait plus de droit et qu’on pourrait opprimer, dépouiller et charger d’impôts sans merci et sans vergogne. La pire des institutions des États-Unis, et peut-être la seule qui soit foncièrement mauvaise, est la magistrature élue. Les conséquences n’en sont pas partout également mauvaises ; mais elles sont parfois détestables. Voici ce qu’a écrit à ce sujet un Américain dont l’opinion a quelque valeur. « On croit au progrès. On s’imagine qu’il n’y a plus de pirates, de brigands, de tricheurs au jeu ; c’est une illusion. Les pirates exercent désormais leur industrie sur terre ferme ; ils la gèrent de façon à échapper aux lois et leurs profits dépassent fantastiquement ce qu’ils pouvaient acquérir

  1. Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, t. I, p. 188.