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effrayantes ; sa pensée toute neuve n’est pas arrêtée par le réseau de vieilles idées qui emprisonne la nôtre : à la fois mystique et pratique, il est surtout enclin à confondre la vérité religieuse et la justice sociale ; les langues trahissent les secrets des cerveaux : le russe n’a qu’un mot, nous l’avons vu, pour ces deux catégories de son idéal. Qu’on étudie la conscience obscure du paysan Sutaïef ou la littérature dont se nourrissent les classes moyennes, qu’on interroge les hommes de chair et d’os ou les héros fictifs de l’imagination, on retrouve partout cette vision d’un monde plus fraternel et plus juste, réformé par la foi religieuse, par l’évangile. Le mouvement dit nihiliste, avec ses déclamations athées, n’est qu’une exagération maladive, accidentelle, l’extrémité où verse un petit nombre de désespérés, ce qu’est l’ascétisme à une religion bien ordonnée. Les grandes masses populaires, quand elles s’éveilleront, ne procéderont pas ainsi par négations désolantes, pourvu qu’elles trouvent au-dessus d’elles les lumières et le bon vouloir des classes savantes. Fasse le ciel qu’elles ne s’émeuvent pas trop tôt ! Aujourd’hui un mouvement religieux et social, purement paysan, ne pourrait aboutir qu’à une jacquerie, à une guerre de hussites, laquelle n’a rien fondé : « l’organisation de la vie commune par l’amour » se réduirait à des destructions et des spoliations de Vandales ; ce n’est pas avec le rêve incohérent d’un Sutaïef qu’on réforme le monde. Mais il faut un peu, beaucoup peut-être de ce rêve pour le réformer. Sans la règle froide et prudente de la science, ce rêve du cœur du peuple ne peut rien que le mal ; la science est en haut dans le cerveau du corps social ; elle aussi est stérile, si elle ne s’incline pas pour écouter le cœur : quelqu’un a dit que les grandes pensées viennent de lui. Ce serait une grande pensée celle qui appliquerait toutes les forces du sentiment religieux à la solution terrestre du problème de la justice.

C’est la recherche du grand œuvre, diront les sceptiques. Je le veux bien, la comparaison est instructive. Durant des siècles, les alchimistes ont pâli sur leurs creusets ; le vulgaire croyait, les gens sensés riaient ; un jour, dans ces creusets, la chimie est née ; elle a changé le gouvernement du monde physique. Comme le moyen âge, les temps modernes ont leur grand œuvre : jusqu’ici les alchimistes ont seuls cherché ; qui oserait affirmer qu’il ne viendra jamais un chimiste indiquant la vraie méthode et faisant la lumière ? Pourquoi désespérer d’une entreprise, parce qu’elle n’a été abordée le plus souvent que par trois sortes d’impuissans, les ignorans, les fous et les haineux ? Cette entreprise, la révolution française l’a tentée ; partie d’un esprit de négation ou tout au moins d’un idéal purement humain, faussée dans son principe par une philosophie