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appris les bienfaits de la division du travail. En sont-ils beaucoup plus malheureux ?


III.


Techanj, 18 mai 1879.

… Départ de Doboj pour Techanj (prononcez Techani), localité située à 24 kilomètres, sans route pour y arriver et occupée par quelques troupes autrichiennes. Je tenais beaucoup à voir cette ville, ancienne capitale d’une petite principauté bosniaque, le banat de Ussora, et dans laquelle se trouvent les ruines d’un vieux château slave, le plus grand et le plus célèbre de la contrée.

Nous partons à six heures du soir, dans une carriole bosniaque frétée à grand’peine, attelée de deux bons petits chevaux et conduite par un indigène, avec un uhlan devant et un autre derrière ; le commandant d’étapes, responsable de nos précieuses personnes, n’avait pas voulu nous laisser aller sans cette escorte, le chemin de traverse qui mène à Techanj étant encore peu sûr et la nuit pouvant nous surprendre. C’était à Doboj un véritable événement : deux étrangers, dont un « Franzous » (on n’en a jamais vu s’arrêter ici), qui partent pour Techanj ! Mais il faut six heures pour y aller, ils coucheront dans la forêt, etc. Comme j’étais absolument convaincu que nous pourrions arriver, comme nous étions bien armés et accompagnés par des soldats ayant fait souvent la route, j’étais parfaitement tranquille ; le pis qui pouvait nous advenir était d’être obligés, en débarquant la nuit à Techanj, de coucher au poste ou dans une écurie ; c’est un petit inconvénient pour des gens qui, depuis Djakova, n’ont plus vu de draps et qui, depuis plusieurs jours, couchent par terre dans leurs couvertures ; aussi je passai outre. Mais quelle carriole, bonté divine ! et quel chemin ! Impossible de rien dire à cet égard qui approche de la réalité. Figurez-vous une charrette tout en bois, sauf quelques clous et vis et les fers des roues, sans ressorts, bien entendu, et dans laquelle, pour lui donner plus d’élasticité et de solidité, les moyeux des roues sont reliés à l’écalage par des sortes de membres en écorce tordue. Juchez là-dessus des bancs de bois, agrémentés en notre honneur de sacs de paille hachée, faites rouler le tout pendant quatre mortelles heures de nuit, sur un large sentier frayé à travers trous et fondrières, et vous aurez une idée de l’état et de l’équipage dans lequel nous fîmes, à dix heures et demie du soir, notre fort peu solennelle entrée dans l’antique capitale des bans de l’Ussora. Au bruit, un porte-turban non endormi entre-bâille sa porte. Nous demandons s’il y a un endroit quelconque