Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/219

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Fait divers dialogué » paraît plus fort que « drame judiciaire; » si « drame judiciaire » nous ébranle à peine, « fait divers dialogué » nous assomme. On le présage à l’accent dont beaucoup de gens disent ces trois mots. Cependant, que je lise demain ce fait divers à la troisième page d’un journal : « Madrid, 1er janvier. — Il n’est bruit que des fiançailles de Mlle C... de G... avec M. R... de B..., qui s’est fait connaître récemment par deux duels heureux. Dans le premier, M. R... de B... avait tué M. de G..., le propre père de sa fiancée. Cause de la rencontre : un soufflet donné par M. de G... à M. D. de B..., père du fiancé, un vieillard. Le plus curieux est que le second adversaire du jeune homme, M. S..., qui s’est tiré d’affaire à meilleur compte, avait été suscité contre lui par la jeune fille, désireuse de venger son père. » Que je mette ce fait divers en dialogue : faudra-t-il me blâmer? Non, si j’ai fait le Cid.

Pourquoi cependant le Cid est-il plus qu’un fait divers dialogué, selon le sens que donnent à ces mots les adversaires de M. Sardou? Pourquoi Sophocle, en composant Œdipe roi, s’est-il mis par avance au-dessus des fabricans de drames judicaires qui fournissent le théâtre du Château-d’Eau? C’est que les situations capitales de ces chefs-d’œuvre, à ne les voir qu’en elles-mêmes et à ne considérer que les faits, peuvent bien être de celles qui se trouvent dans un recueil de causes célèbres ou sous la rubrique la plus dédaignée d’un journal ; mais qu’en même temps ces situations, pour Sophocle et Corneille, sont des occasions d’expérience sur des personnes humaines : où le metteur en scène de faits divers, où « l’arrangeur » de causes célèbres ne nous ferait voir qu’un jeu d’événemens, le poète dramatique nous montre des crises d’âme.

A Dieu ne plaise que j’égale Fèdora au Cid ou bien à Œdipe roi ! Le châtelain de Marly, cet amateur de jardins, ne me pardonnerait pas un pareil tour. Quelle est cependant la situation capitale de sa pièce, la matière de ce drame judiciaire et du fait divers qu’il a porté sur la scène? Une femme poursuit de sa vengeance l’homme qu’elle soupçonne d’avoir assassiné son fiancé; elle obtient son aveu en se faisant aimer de lui, et, dès l’instant qu’il avoue, l’homme est perdu par ses soins; mais pourquoi a-t-il tué? Aussitôt il le déclare : parce qu’il avait surpris le fiancé de cette femme en flagrant délit d’adultère avec la sienne. Admettez que l’héroïne, la vengeresse, à mesure qu’elle connaissait l’accusé, eût senti se dissiper ses soupçons; que sa haine, à l’heure de l’aveu, fût tout près de se tourner en amour : — quand elle découvre avec l’acte la cause même de l’acte, quand elle voit que, pour venger un homme qui trahissait son amour, elle a perdu celui-ci qui l’adore et dont le crime est justement d’avoir puni cette trahison, pensez-vous que cette situation soit le lieu d’une crise de conscience? Il me paraît, à moi,