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rejette vers la vengeance de toute la force de sa haine doublée d’un amour déçu, d’une rancune contre elle-même, d’une honte et d’un remords. Mais soudain elle se ravise : il faut qu’elle obtienne la fin de l’aveu; il faut qu’elle retienne l’assassin. Elle se force à lui sourire ; elle revient en frémissant vers lui : « Un mouvement de surprise, un frisson de peur... Tu ne peux m’en vouloir. — Je t’en veux de m’avoir pris pour un assassin vulgaire. — Eh bien! dis-moi tout... Pourquoi l’as-tu tué? — Te le dire ici? Impossible. — Où? — Chez toi. — Quand? — Demain. — Demain? et je passerai la nuit dans cette fièvre!.. Pas demain, tout à l’heure... — Soit, à tout à l’heure. « Il baise sa main pour prendre congé d’elle; il sort: « Ah! bandit, je te tiens! »

N’est-ce pas une scène curieuse que celle-là et d’un intérêt tout moral, où l’on voit cette femme d’abord hésitante et rusée, enveloppant cet homme de ses grâces insidieuses, puis surprise et ravie de le trouver innocent, et connaissant elle-même son amour dans la surprise de cette joie; rejetée ensuite vers la haine, et enfin, redevenant maîtresse d’elle-même, composant son visage et se redonnant à sa vengeance, non plus avec les doutes et les précautions d’une charmeuse, mais avec la décision d’un justicier. Toute cette suite de sentimens est distribuée à merveille et menée avec infiniment d’art. Que dire de cet artifice qui la rompt et renvoie la fin de cette confession au troisième acte? On s’est récrié là-contre; on a déclaré que c’était un procédé de roman-feuilleton : je ne crois pas qu’il soit défendu, au théâtre, de suspendre l’intérêt. Mais on a prétendu qu’ici la suspension n’était pas vraisemblable; on a soutenu que Loris, après avoir avoué le meurtre, devait tout de suite en dire la raison. M. Sardou, qui ne dédaigne pas la critique, a déjà répondu que Loris, pour faire ce récit, devait attendre d’avoir en mains les preuves de son bon droit : sinon Fèdora lui dirait, comme elle lui dira tout à l’heure : « Tu mens! » et il demeurerait sans discuter jusqu’à l’acte suivant; les choses ne seraient guère plus avancées et demeureraient en plus mauvais point. La suspension est légitime et vraisemblable autant qu’il faut; gardons-nous seulement de nier qu’elle soit habile.

Loris vient donc après minuit, chez Fèdora, en son hôtel du Cours-la-Reine. Depuis une heure qu’elle est rentrée, la princesse a reçu deux visites : celle de M. de Syriex, l’attaché d’ambassade, celle de Gretch, l’officier de police russe. Elle a su par M. de Syriex que le gouvernement français n’accorderait ni l’extradition ni l’expulsion de Loris : il avoue le meurtre et le nomme « châtiment ; » c’est le mot des nihilistes; son crime est politique : on ne le livrera pas. Par le policier la princesse a connu les dernières instructions reçues de Pétersbourg. Le général Yarischkine commence à douter d’elle; il trouve son enquête trop lente; il ordonne qu’on s’empare de Loris,