joie d’abord, puis sa surprise, son anxiété, sa colère, sa douleur; on devine de quels sentimens Fèdora, qui se tient derrière son épaule, accompagne tous les mouvemens de son âme; à mesure qu’il avance, l’anxiété de la malheureuse redouble; elle gémit, elle s’affaisse, elle passe sur son visage défait des mains tremblantes d’horreur. Suffoqué de désespoir, il l’attire d’un geste défaillant vers sa poitrine : elle s’écarte de lui comme un sacrilège d’un autel; elle n’ose plus lui voler sa tendresse : « Pourquoi me fuis-tu? murmure-t-il; Fèdora, je n’ai plus que toi ! » Cependant, voici qu’un valet annonce Borof, ce messager de la fatalité dernière : « Ah! s’écrie Loris; cette femme! cette femme! je vais donc savoir son nom; je la tuerai ! — Loris! Loris! balbutie Fèdora... C’est peut-être une malheureuse plutôt qu’une criminelle... Peut-être elle aimait Wladimir... — Tu la connais, tu l’excuses!.. — Moi la connaître! moi l’excuser! Tu es fou!... » Et elle rit pour détourner le soupçon trop rapide; elle rit et elle pleure, elle supplie; de ses doigts crispés elle détourne vers elle, vers ses yeux en pleurs, vers sa bouche suppliante, la tête de Loris, qui se tourne obstinément vers la porte, la porte par où doit entrer Borof... « Si c’était cela, cependant, tu lui pardonnerais? — Oui, quand je l’aurai tuée! » Elle s’effondre à genoux: « Je suis perdue! — Ah ! misérable, c’est toi! » Il bondit sur elle, la renverse, il va l’étouffer ; elle se dégage : « Tu ne me tueras pas, je suis morte ! » Elle a bu d’un trait le poison préparé. Borof peut entrer maintenant : elle bat l’air de ses bras déjà raides. Loris a dit qu’il pardonnerait à la morte : il lui pardonne dans un baiser. Dans ce baiser s’exhale l’âme passionnée, inquiète, dévouée aux destins ironiques, de Fèdora Romazof.
Ainsi se termine cette tragédie, qui tient le public pendant deux heures étranglé d’émotion. Je dis à dessein tragédie, parce que beaucoup ont affecté de considérer le nouvel ouvrage de M. Sardou comme un vaudeville pathétique. Non que l’on pût assurément y voir une intrigue compliquée; mais on a chicané sur la vraisemblance de tel ou tel événement; on a trouvé que le hasard jouait un rôle trop capital dans l’ouvrage, et qu’en même temps ce rôle était excusé par de trop médiocres expédiens. J’accorde qu’il est singulier qu’Ypanof ayant commis un meurtre en cas de légitime défense, ayant tué l’amant de sa femme pris en flagrant délit, n’ait pas même essayé de s’expliquer sur ce meurtre, au moins après s’être mis en sûreté. Mais quoi! nous avons vu que cette singularité, antérieure et nécessaire au drame, peut se justifier à la rigueur; préférons-nous, plutôt que de l’admettre, renoncer à ce drame? L’historien de la légende d’Œdipe et du Roman de Thèbes nous dit qu’Œdipe et Jocaste avaient eu quatre enfans avant de se douter de leur crime, mais qu’un jour le roi étant