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médiocres et machines, lui suffisaient pour ce mode de travail. » Il ne voulait ni demander un conseil, ni confier un secret. Il n’aurait pas même toléré les subalternes de la dernière manière de Louis XIV. Aussi ne forma-t-il point d’élèves. Parmi les serviteurs habitués à subir silencieusement son ascendant et à traduire en langue vulgaire ses ordres infaillibles, il y avait cependant des hommes instruits, distingués, dans le courant du siècle, des ministres éclairés, comme on disait alors, les Herzberg, par exemple, les Zedlitz, les Carmer, les Struensée, les Schulenbourg, les Finckenstein. Mais en les réduisant à un rôle inférieur, Frédéric leur avait enlevé la confiance en eux-mêmes et la confiance du public. Dans le lourd mécanisme des chancelleries, les volontés étaient anéanties, les caractères étaient déprimés. Du premier des commis au dernier des scribes, tous n’étaient capables que d’une obéissance passive. La bureaucratie qui enveloppait toutes les parties de l’état dans son réseau enchevêtré était un instrument et non une institution. Entre des mains énergiques et habiles elle portait la vie du centre aux extrémités ; par elle-même, elle n’était rien et ne valait rien. Elle était prête à transmettre avec la même docilité des ordres contradictoires et des impulsions déréglées. De là l’unité et la suite dans le gouvernement aussi longtemps que Frédéric gouverna; la contusion et l’incohérence dès qu’il y eut sur le trône un roi faible d’esprit et incapable de desseins concertés. Frédéric laissait des agens disciplinés, il ne laissait ni conseillers ni administrateurs. Dans ce pays qui n’avait pas encore de tradition de gouvernement, il ne restait après lui qu’une routine.

Frédéric n’avait point de budget. Il était son propre contrôleur des finances et sa chambre des comptes. On sait avec quelle parcimonie il réglait ses dépenses, de quelle monnaie il payait ceux qui travaillaient pour sa gloire. Mais supposez à sa place un prince fastueux entouré de favoris cupides, et le système tourne du coup à la dilapidation et à la ruine. Il y a de l’épargne, en effet, mais il n’y a ni crédit, ni ressources. L’argent perdu ne se retrouve point. Il avait fallu à Frédéric des prodiges d’économie pour subvenir aux frais de deux longues guerres, et, dans ce pays le plus pauvre de l’Europe, dans ce temps où tous les états étaient obérés, arriver, avec un revenu de 17 millions, à former un trésor de 60 millions d’écus et à entretenir une armée de 160,000 hommes.

Cette armée était le rouage le plus savamment construit et le mieux monté de la machine; mais ce n’était encore qu’un rouage. Toute la force vive, le générateur et le propulseur, étaient dans l’âme du roi. Il exigeait l’obéissance aveugle et mécanique. L’initiative chez l’officier lui semblait presque aussi coupable que l’indiscipline chez le soldat. Il voulait la servitude sans la grandeur qui la