Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/301

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

joug moins rude et une discipline moins sévère, ne comprenant pas que la dureté même du joug et la sévérité de la discipline étaient les conditions nécessaires de la durée de l’œuvre. Le système mercantile et protecteur qui avait créé l’industrie, la régie qui faisait affluer l’argent dans les caisses de l’état, l’épargne qui l’immobilisait dans le trésor entravaient et irritaient tout ce qui voulait travailler et négocier, tout ce qui réfléchissait aux conditions naturelles du commerce et de l’industrie; mais ils permettaient seuls au gouvernement le plus pauvre de l’Europe d’être mieux armé que les plus riches et de leur tenir tête. Bref, on désirait que le ressort se relâchât et l’on ne se rendait pas compte que relâcher le ressort, c’était anéantir l’état. Pour réformer la monarchie de Frédéric, il aurait fallu autant de génie qu’il en avait fallu pour la créer. Cette réforme cependant était indispensable, car Frédéric seul était de taille à soutenir l’édifice composite qu’il avait élevé. De là une catastrophe menaçante et presque inévitable. « Les cordes sont si tendues, écrivait Mirabeau, un mois après la mort du roi, les cordes sont si tendues qu’elles ne peuvent qu’être relâchées. Le peuple a été tellement opprimé, vexé, persécuté qu’il ne peut plus qu’être soulagé. Tout ira et presque de soi-même tant que la politique extérieure sera calme et uniforme. Mais au premier coup de canon ou à la première circonstance orageuse, tout ce petit échafaudage de médiocrité croulerait. Comme tous ces ministres subalternes se rapetisseraient! Comme tout, depuis la chiourme effrayée jusqu’au chef éperdu, appellerait un pilote! Qui serait ce pilote? »


II.

Le neveu de Frédéric, qui était appelé à lui succéder, n’était pas fait pour ce grand rôle. Il présentait sous tous les rapports un contraste complet avec le prince dont il recueillait le pesant héritage. Frédéric était débile et sobre; tout son prestige était dans le regard de « ses grands yeux qui, au dire de Mirabeau, portaient, au gré de son âme héroïque, la séduction ou la terreur. » Frédéric-Guillaume Il était un « bel homme, » très sanguin, très robuste, aimant les exercices violens et les plaisirs grossiers. « La taille et la force d’un cent-suisses » écrivait le ministre de France d’Esterno, qui le goûtait peu. « Une énorme machine de chair, » disait un diplomate autrichien qui le vit à Pillnitz en 1791. « Le vrai type d’un roi, » selon Metternich, qui lui fut présenté en 1792, à Coblentz, au moment de la croisade des Allemands contre la France et sa révolution. « Sa taille, ajoute-t-il, était gigantesque et sa corpulence à l’avenant. Dans toutes les réunions, il dominait de la tête la foule qui l’entourait. Ses manières étaient nobles et engageantes. » Il s’exprimait