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résulta que, lorsque l’état fut ébranlé, il ne fut pas nécessaire, pour en rassembler les élémens, de centraliser davantage et de pousser à l’excès, sous prétexte de le réformer, le système qui avait rendu la réforme nécessaire. On put remonter le cours des temps, et, renonçant à une organisation artificielle que sa chute même avait condamnée, chercher dans le développement naturel des élémens nationaux de la monarchie le moyen de reconstituer l’état. De là l’extrême différence de la révolution politique et sociale qui s’était faite en France en 1789 et de la réforme qui s’accomplit en Prusse après 1807. On y put, ce qui avait été impossible en France, concilier avec le respect du passé et le maintien d’institutions surannées, des transformations aussi profondes que celles qu’opérèrent Stein et ses collaborateurs : l’abolition successive du régime féodal, l’égalité de l’impôt, le service militaire universel, l’admissibilité de tous aux emplois.

Les mêmes motifs expliquent pourquoi, malgré les commotions violentes dont elle fut ébranlée, la Prusse demeura si réfractaire à l’esprit de la révolution française. Cette révolution procédait de principes et aboutissait à un système de gouvernement centralisé qui étaient précisément ceux contre lesquels la Prusse protestait, dont elle avait souffert et dont ses réformateurs voulaient l’affranchir. Ajoutons qu’il n’y avait point en Prusse de partis politiques, que le peuple y était dévoué à ses rois, que l’irréligion des classes supérieures ne l’avait point gagné et que c’était le pays du continent où le noble était le moins détesté du paysan, parce que c’était celui où il était demeuré le plus associé à sa vie.

La nation n’était pas préparée aux séditions ; la conquête étrangère, loin de provoquer une révolution, provoqua au contraire une sorte de recrudescence et de réveil du sentiment monarchique. La nation, l’état, le roi se confondant, la défaite qui ranima l’esprit national ranima en même temps le dévoûment à l’état et l’attachement à la dynastie. C’était la révolution française armée et personnifiée dans un conquérant qui les avait vaincus; leur réforme fut une réaction contre la domination intellectuelle et politique des Français; elle avait pour mobile et pour but un soulèvement contre la domination militaire de la France. Et cependant, tout en la détestant, tout en travaillant à la combattre, ils subissaient malgré eux son ascendant. Dans le moment même où ils retournaient contre elle les idées de liberté et d’indépendance nationale qu’elle avait semées dans le monde, ils suivaient encore l’impulsion généreuse de son génie. Ce qu’il y avait de plus noble dans les conceptions que les réformateurs prussiens appliquèrent à leur patrie, c’était l’essence même des idées du XVIIIe siècle, et la France en avait été le foyer. Stein et ses disciples s’assimilèrent ces idées et les adaptèrent à la