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la localisation des sensations. M. Taine a repris cette explication, très en faveur près des philosophes écossais de l’époque classique ; mais, comme le remarque M. Alexis Bertrand, elle recèle « un véritable cercle vicieux ou tout au moins une grave pétition de principe. » De bonnes habitudes d’esprit et des associations bien faites, à la suite des expériences du toucher explorateur, peuvent bien rectifier des localisations imparfaites et corriger certaines erreurs, nées elles-mêmes de l’habitude, comme celle qui nous fait rapporter une douleur à un membre que nous n’avons plus ; mais s’il n’y avait jamais eu des localisations naturelles et spontanées, jamais il n’y en aurait d’acquises et d’habituelles[1]. S’il y a des erreurs, des illusions, des hallucinations dans l’attribution de chaque sensation à un siège déterminé, n’y en a-t-il pas aussi dans les faits de sensibilité, d’intelligence, de volonté, que l’on considère comme les objets propres et directs de la conscience ? Ce qui nous est le plus intime, notre moi lui-même, ne semble-t-il pas quelquefois nous échapper, non-seulement dans le délire du rêve, de l’ivresse ou de la folie, mais dans un état relativement sain, dans l’agitation d’une passion violente ou dans la prostration qui suit une grande douleur ? Nous corrigeons ces défaillances de la conscience par un examen plus attentif, par une comparaison exacte des circonstances, par des inductions légitimes. La vérité définitive n’est souvent, conformément à la théorie de M. Taine, qu’une « hallucination rectifiée ; » mais, pour la connaissance du corps comme pour celle de l’âme, la nécessité même d’une rectification suppose une perception directe, une représentation dans la conscience.

On objecte contre la conscience du corps que le corps nous apparaît comme notre propriété, non comme notre personne. Nous disons qu’il est nôtre, nous ne disons pas qu’il est nous-mêmes ; nous disons en réalité l’un et l’autre, pour notre corps, comme pour nos facultés morales ; nous nous dédoublons sans cesse, soit que nous affirmions notre autorité sur les différentes parties de notre être, soit que nous les accusions de résistance et de révolte.


Tout beau, ma passion !


disent les héros de Corneille. Notre corps est à nous, comme notre sensibilité ou notre intelligence, et il nous faut souvent moins d’efforts pour lui imprimer le mouvement le plus difficile que pour comprimer une passion ou pour évoquer une idée rebelle. Tous les élémens de notre moi, dont il ne dispose que dans des limites

  1. Voir, dans les Comptes-rendus de l’Académie des sciences morales et politiques, une récente et lumineuse étude de M. Janet sur la Localisation des sensations.