rien dire et ne sert qu’à nous donner le change sur notre ignorance des lois qui gouverneraient l’évolution des langues, ou il signifie avant tout que les langues naissent, vivent, meurent, et, du moment qu’elles vivent, passent par un point que l’on appelle à bon droit celui de leur perfection. En-deçà de ce point elles sont encore dans l’inachèvement de ce qui commence d’être, elles ont la verdeur et la crudité du fruit qui n’est pas encore mûr ; au-delà de ce point, elles sont déjà dans l’affaiblissement de ce qui va finir. On remarquera que ce que nous disons ici des langues, on peut le dire également des moyens d’expression qui sont propres à chaque forme de l’art. Un peintre, si grand qu’il soit par ailleurs et de quelque merveilleuse faculté de peintre qu’il soit doué, n’est classique qu’autant qu’il a le bonheur de naître dans le moment précis de la perfection des moyens techniques de l’art de peindre. Quelques amateurs de paradoxes ont cru qu’ils portaient une redoutable atteinte à Raphaël en l’accusant, d’un mot qui mérite bien qu’on le conserve, de n’avoir été qu’un simple profiteur. Et il est certain que si Raphaël avait vécu cent ans plus tôt, il n’aurait pas été Raphaël, tout de même qu’il ne l’eût plus été, s’il fût ne seulement cinquante ou soixante ans plus tard. Mais il profita de ce qu’il vivait de son temps, et c’est pour cela surtout qu’il est classique. Il n’en va autrement ni des classiques de l’antiquité grecque et latine, ni de nos classiques du XVIIe siècle, ni des classiques enfin de la littérature espagnole ou italienne, anglaise on allemande. En tout autre temps que le temps où ils vécurent, ils eussent peut-être été personnellement ce qu’ils sont ; ils eussent été moins, ils eussent été plus ; mais leur œuvre certainement n’eût pas été au même degré classique. Elle eût eu d’autres qualités, si l’on veut, toutes les autres qualités que l’on voudra, mais elle n’eût pas eu les qualités qu’elle tient de sa coïncidence avec le point de perfection de la langue, et si le mot de classique a du sens, il n’est pas permis de nier que ce soient ces qualités-là qu’il vise avant et par-dessus toutes les autres. La comparaison est de tous points exacte. On peut préférer les pommes vertes, on peut préférer les poires blettes, on ne peut pas prétendre que c’est quand les pommes sont vertes ou quand les poires sont blettes que justement elles sont mûres.
On demandera là-dessus ce qui constitue la perfection d’une langue ; car il est bien vrai que de dire, comme on le fait quelquefois, que cela se sent, mais ne s’exprime guère, c’est éluder la question, ce n’est pas y répondre. Mais, outre qu’il y a de certaines questions qui veulent peut-être qu’on les élude, j’ajouterai que la vraie difficulté n’est pas là. Entre gens de bonne foi nous tomberions d’accord, assez aisément, de ce qui constitue la perfection d’une langue. Empiriquement, il suffirait d’étudier de près quelques