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la responsabilité de ce que l’on appelle bien délibérément le « caractère archéologique, artificiel et composite » de notre théâtre français. Et, plutôt, pourquoi ne pas se contenter d’être ce que l’on est, sans affecter ce naïf regret de n’être point Anglais ou Espagnol ? Car tout est là. Cette controverse des trois unités, les Anglais l’ont agitée eux aussi. Ben Jonson, le grand rival de Shakspeare, n’a pas moins ardemment soutenu la règle des vingt-quatre heures qu’un abbé d’Aubignac lui-même. Les Anglais ont choisi la liberté : les Français ont mieux aimé la règle. La liberté est bonne, mais la règle aussi. Jules César est un beau drame, Bajazet n’est pas une mauvaise tragédie. Les Joyeuses Commères de Windsor sont une des meilleures plaisanteries qu’il y ait, Tartufe peut passer pour une assez belle comédie. Shakspeare est Anglais, Racine est Français, le Warwickshire n’est pas la Champagne, et Paris n’est pas Londres : que voulez-vous qu’on y fasse ?

Les romantiques ont cru qu’ils y feraient quelque chose, et, victimes de cette illusion généreuse, on les a vus se précipiter comme à corps perdu dans l’imitation des littératures étrangères. Cet abandon de la tradition nationale n’est pas ce qui les sépare le moins profondément des classiques. L’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre (avec ses colonies), où, dans quelle contrée du monde habitable, ne sont-ils pas allés chercher des motifs d’inspiration ? mais qu’en ont-ils rapporté la plupart que du clinquant et du paillon, de la couleur locale, comme ils disaient, des singularités, des monstruosités surtout, quand ils avaient le bonheur d’en rencontrer, mais rien de solide, rien de durable, rien de résistant, rien de vraiment espagnol ni de vraiment anglais, à plus forte raison, comme on peut penser, rien de vraiment français ? Je n’examine pas là-dessus la question de savoir si ce ne seraient pas ici les symptômes de la formation à venir d’une littérature européenne. Elle existait, au moyen âge, cette littérature. Et d’un bout à l’autre de l’Europe civilisée, sous la loi du christianisme, idées et sentimens s’échangeaient, grâce au latin, il est vrai, sous une forme qui n’était ni française, ni anglaise, ni espagnole, ni allemande. Les nationalités modernes étaient alors comme qui dirait dans l’indétermination. Il se pourrait que, moins étroitement contenus dans leurs frontières, les peuples aujourd’hui fussent en train de perdre les traits qui les caractérisaient comme peuples, de la même façon que par l’échange des communications nos provinces d’autrefois ont perdu de leur vieille originalité. Le temps semble approcher où l’œuvre littéraire ne trahira plus son origine nationale que par des traits singulièrement difficiles et délicats à discerner. Mais encore une fois, c’est un point que je néglige. Il ne s’agit pas ici du romantisme en lui-même,