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Boiteux), au sommet de la ligne de faîte, on jouit d’une vue magnifique sur toute la vallée du Lepenitcha, les montagnes qui bornent à l’ouest la plaine de Serajewo et celles de Fojoitsa et de Trawnik ; puis, de l’autre côté, la Narenta (Neretva), dominée par le Prenj Planina, que nous contournerons demain en nous rendant à Mostar, la Jablanitcha Planina, et tout au fond la Glogovo Planina et les sommets de la Montagne-Noire, tous encore couverts de neige. On descend alors vers Kojnitsa et l’on entre en Herzégovine, quelques centaines de mètres avant d’arriver au grand et vieux pont de cinq arches sur lequel on traverse la Narenta ; en effet, bien que le fleuve serve ici de limite aux deux provinces, en face du bourg, la rive droite elle-même, par suite d’une exception d’origine ! historique, appartient aussi à l’Herzégovine.

Kojnitsa[1], l’antique Brindia, par où passait de toute ancienneté la seule route qui reliait la Bosnie à la côte de l’Adriatique, a toujours été une localité d’une importance exceptionnelle. Encore aujourd’hui, c’est, au point de vue stratégique, la clé qui ferme toute communication entre les deux provinces, et une place forte ou un camp retranché à Kojnitsa serait la meilleure position militaire de la Bosnie et de l’Herzégovine. Son pont, qui porte le millésime turc de 1093 (de l’hégire) remonte très certainement à une époque beaucoup plus reculée, et les traditions les plus modestes en attribuent la construction à Falimir, dixième roi de Dalmatie et Croatie ; mais il est fort probable qu’il existait déjà un passage commercial à cet endroit dès l’époque romaine.

C’est à Kojnitsa que fut signée, en 1446, par le roi Thomas de Bosnie, la fameuse charte qui réglait la situation réciproque de la royauté, des seigneurs et du peuple. Cette signature eut lieu dans une assemblée de la nation, sorte d’états-généraux qui se réunirent plusieurs fois dans le même lieu. La pièce originale est conservée aujourd’hui au trésor du couvent de Kojnitsa, ainsi que plusieurs autres actes délivrés au même endroit par les rois de Bosnie en faveur des franciscains. Aujourd’hui, Kojnitsa, peuplée de trois à quatre cents habitans, n’est plus qu’un village, bien déchu de son ancienne importance, malgré son bazar et ses deux mosquées, l’une située sur la rive gauche, l’autre sur la rive droite de la Narenta. Mais elle occupe toujours la magnifique situation commerciale et défensive que la nature lui a donnée et que les hommes n’ont pu lui retirer, et peut-être l’avenir lui réserve-t-il une nouvelle ère de grandeur et de prospérité.

  1. Le pays ou la ville des Chevaux.