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sans doute, ses anciennes relations intéressées avec eux, il les accabla d’exactions et de mauvais, traitemens. Toutes les cruautés. étaient permises contre eux au fanatisme musulman, représenté par les agens du vizir. Sous prétexte de se saisir des raïas réfugiés au Monténégro et dont le retour dans leurs foyers était interdit, Ali expédiait des détachemens de sicaires qui parcouraient les villages chrétiens et maltraitaient ou massacraient qui il leur plaisait. Il faut lire, dans la naïve chronique du moine indigène Cokjorilo[1], le règne du terrible vizir, pour avoir une idée des souffrances endurées par les raïas et des plaisirs sanguinaires que se donnait le tyran du palais de Mostar. Le pacha faisait poursuivre avec la dernière rigueur les uscoques, ou chrétiens fugitifs de sorte que quand ses chasseurs ne parvenaient pas à mettre la main sur du vrai gibier, ils cherchaient à s’en procurer l’équivalent par d’autres moyens afin de ne pas revenir les mains vides auprès de leur maître. C’est ainsi qu’en 1849 Ali avait envoyé son kawas-bacha Ibrahim à la poursuite des uscoques.

« Ibrahim, dit notre fidèle narrateur, séjourna à Drobniaki. jusqu’en octobre, mais ne trouva rien à faire. Il se rendit alors au village de Tsernagora, et après y avoir passé la nuit, il donna des ordres pour qu’un villageois de chaque maison l’accompagnât à Piva. Les pauvres paysans le suivirent comme il l’ordonnait, et quand ils furent à une heure de leur village, on leur attacha les mains, et ici, dans la plaine près de Lysina, le kawas-bacha Ibrahim les fusilla l’un après l’autre. Ainsi, furent massacrés quinze hommes tous chrétiens, misérables vraiment pendant leur vie, mais innocens devant le Très-Haut. Et pourquoi furent-ils tués ? Uniquement. pour qu’il y eût moins de vlaks… » Les musulmans désignaient ainsi en Herzégovine les raïas chrétiens.

« Le plus grand plaisir du vizir, dit encore ailleurs le bon moine, était de voir des têtes de chrétiens empalées. De sont palais de Mostar ; il ne pouvait apercevoir les murs de la forteresse, et pour ce motif il les fit élever afin d’en avoir la vue pendant ses repas ; et tout autour de cette forteresse, il fit établir des palissades de chêne pointues que couronnaient des têtes de chrétiens ; et alors il regardait de sa fenêtre et son cœur bondissait de joie. Lorsqu’il voulait opprimer un homme, il parlait ouvertement et disait : « Ne cesseras-tu jamais de m’ennuyer jusqu’au moment où je séparerai ta tête de ton corps et où je donnerai l’ordre de la mettre sur les palissades ? Alors, tu me laisseras enfin la paix. » Sur cette forteresse il y avait cent cinquante pieux, et sur chacun de ces pieux se trouvait toujours une tête. Quand ses bandes de meurtriers rapportaient

  1. Publié d’abord en russe, cet ouvrage fut ensuite traduit en allemand dans Turkische Zustände.