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des luttes intestines une vieille fraternité d’armes. Il y avait un moyen honorable de la maintenir, un seul. Quand des hommes, avec des idées dissemblables, prétendent gouverner ensemble, une condition est nécessaire. Il faut écarter du programme commun tout ce qui n’est pas accepté par tous, et, dans les affaires soulevées d’un accord unanime, arrêter les innovations où s’arrête la volonté de ceux qui souhaitent les moindres changemens. Même à les obtenir médiocres, ceux qui les aimeraient plus vastes reçoivent une satisfaction. Mais si une réforme s’accomplit que tous ne désirent pas, les uns commandent, les autres subissent, le concours des efforts a disparu. Pour que l’union ne fût pas un leurre, il fallait qu’elle donnât l’hégémonie aux républicains les plus modérés ; ce n’est pas autrement que M. Thiers l’avait comprise. Ses auxiliaires, pendant sept années, étaient de tempéramens fort divers, mais il avait fait accepter de tous cette politique qui, par la modération de ses exigences et la patience de ses espoirs, conquit la France elle-même. M. Thiers n’eût pas souffert que ce programme fût oublié, et si l’on avait prétendu lui substituer sous le même nom un programme contraire, il aurait dénoncé l’artifice et, dans cette contradiction imprévue, la ruine de l’œuvre jusque-là poursuivie. Mais avec M. Thiers venait de disparaître le seul homme d’état qui eût de la vigueur au service de la modération, et, lui mort, son parti ne sembla plus qu’un groupe de fidèles réunis pour pleurer dans un même deuil leur chef et leur courage perdus. Toute l’autorité fut recueillie par Gambetta. Or la politique de Gambetta était de n’avoir jamais à prendre parti entre les républicains. Il ne voulait pas opter pour les uns ou les autres, parce qu’il se croyait fait pour les gouverner tous.

C’est alors qu’apparaît une solution nouvelle. Pourquoi les républicains se diviseraient-ils ? Pour faire triompher chacun ses doctrines ? Mais les seules qui méritent le succès sont celles que le pays professe. Constater ses désirs manifestes, voilà le devoir véritable des hommes publics. Ce de voir est fait pour les réunir, et ils s’honorent en sacrifiant à ce maître commun leurs préférences particulières pour le servir comme il le veut. Certes, cela était un sophisme : sur la volonté du pays, les hommes politiques auraient différé comme sur la leur, mais le sophisme empruntait à son auteur une subite autorité. À ce moment, par ses services, par la force et les vulgarités même de son éloquence, il était encore l’idole de la démocratie et déjà son maître par la hiérarchie des influences qu’il avait organisées pour la lutte et ne comptait plus licencier. La volonté du pays avait un interprète. Les élus de la veille auraient été mal venus à repousser le conseil de celui qui avait élevé leur fortune ou la pouvait détruire. D’ailleurs, la concorde semblait facile, demandée par lui ; le rôle prépondérant qu’il s’attribuait le mettait