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de la night cup, trop chère au grand nombre des Américains, il passe insensiblement à des orgies de bière qui obscurcissent le peu de jugement qui lui reste. C’est un affreux réveil que celui de Marcia, et il ne la guérit pas de son fol amour, inséparablement lié à une jalousie implacable. Cet amour, aigu et douloureux comme une maladie, subsiste même après que Bartley l’a quittée, en la laissant aux prises avec ses créanciers, pour aller chercher fortune dans l’état d’Indiana, où il se dégrade complètement et finit par réclamer le divorce sans l’aveu de sa femme. Son intention généreuse peut-être, mais bizarre à coup sûr, est de lui permettre d’épouser un homme plus digne d’elle. La scène dont le tribunal de Tecumseh, une ville à son aurore, est le théâtre pourrait être comparée sans infériorité aux pages les plus émouvantes de Bret Harte. Toutes les figures, depuis le moindre comparse jusqu’aux sujets principaux, sont admirablement posées : on n’oublie plus ce public de flâneurs qui, roulant leur chique d’une joue à l’autre, lancent sans interruption de-ci, de-là une décharge de jus de tabac, les juges et les hommes de loi couchés sur leurs chaises sans aucun souci de paraître imposans, l’avocat jovial qui souhaite gaîment à son client de revoir plus d’une belle journée semblable, le client lui-même, Bartley, engraissé, alourdi, défiguré par un triple menton et ce teint d’ivrogne qui passe du rosâtre à une blancheur de suif. Marcia est là ; elle a fait un long et pénible voyage pour venir protester contre ce drôle qui la répudie, et c’est encore la jalousie qui la pousse, car elle croit qu’il veut prendre une autre femme ; elle est là avec l’enfant qui demande son père sans le reconnaître et le vieux squire, qui a voulu être l’avocat de sa fille. Celui-ci poursuit contre le gendre qu’il n’a accepté qu’à regret une œuvre de vengeance implacable, que Marcia ne lui permettra pas d’ailleurs de pousser jusqu’au bout. — Et, parmi les témoins, Ben Halleck, l’honnête homme, amoureux de l’abandonnée, joue un rôle des plus intéressans. Il est venu, la mort dans l’âme, faire son devoir, dire la vérité, aider Mme Hubbard à revendiquer ses droits sur un indigne. Depuis longtemps, l’amour qu’il cache et s’efforce de combattre loi a dicté toutes les preuves de dévoûment qu’un grand cœur puisse donner : il a pallié les premiers torts de Bartley Hubbard, il a aidé la jeune femme à croire que ses honteux accès d’ivrognerie n’étaient que les crises d’une maladie qu’il fallait plaindre plutôt que blâmer ; sa bourse s’est ouverte pour payer les dettes ; son temps, ses efforts, il les a consacrés à retrouver le mari disparu de Marcia ; jamais l’égoïsme ne l’a détourné de cette tâche pénible ; il a gardé avec constance le secret qui l’étouffe, et quand la mort rend fibre enfin l’objet de son culte, un scrupule de