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dressé par quelque commission de statistique, pour recueillir certaines données sur la propriété foncière ; il remplit les blancs et rend la pièce au messager. En route, celui-ci rencontre des cultivateurs et dit naïvement qu’il a porté au seigneur un papier « au sujet de la terre. » Le mot vole de bouche en bouche, les têtes fermentent, les gens se rassemblent, on annonce l’arrivée des arpenteurs pour le nouveau partage ; toutes les tentatives de M. Engelhardt pour détromper ses voisins demeurèrent inutiles. Le gouvernement fait de louables efforts pour dissiper ces illusions, il multiplie les explications et les circulaires : tout le monde est unanime à affirmer qu’elles vont directement contre leur but. Dès que le mot magique de terre a été prononcé dans un acte public, le paysan ne demande pas les conclusions de cet acte ; il ne retient que ce fait, l’existence de la question pour le gouvernement, et il est convaincu que le gouvernement ne peut vouloir la résoudre autrement que par une « grâce. » Qui lit et dit le contraire dénature la pensée du tsar. Une circulaire célèbre d’un des derniers ministres de l’intérieur, rédigée avec le plus grand soin en vue de faire tomber tous les bruits de partage, a eu ce résultat désastreux de grossir l’agitation plus que toutes les manœuvres malintentionnées : ceux qui en avaient entendu la lecture revenaient chez eux portant la bonne nouvelle : enfin, le tsar avait parlé ; peu importait que ses interprètes eussent faussé sa parole. Ceux même qui pouvaient la lire y trouvaient, par on ne sait quel mirage, la confirmation de leur attente. Chez les simples, nul raisonnement ne prévaut contre une espérance. Etant enfant, vous avez joué à ce jeu : on introduit un épi de blé vert dans sa manche, et quelque mouvement qu’on fasse pour le rejeter, on n’arrive qu’à le faire remonter plus haut vers l’épaule. Ainsi de l’idée barbelée, fichée dans ces têtes grossières ; dès qu’on y touche, fût-ce pour l’arracher, on l’enfonce plus profondément dans le cerveau. Il y a là pour le psychologue un curieux exemple de la puissance de l’idée préconçue qui tourne à son profit même les affirmations contradictoires.

Voici une longue excursion, dira le lecteur qui attend Sutaïef : mon but est de faire connaître les couches ignorées du peuple russe et comment elles sont préparées à produire certains phénomènes. Il nous reste encore des témoins à entendre avant de faire comparaître le prévenu. — Sur l’apparition de « la foi nouvelle, » les paysans restés neutres se montrent réservés ; ils n’ont que du bien à dire de Sutaïef et de ses adhérens : « Ce sont de braves gens qui ont seulement le tort de briser les images. » Parmi le monde éclairé et les magistrats du district, ceux qui ont été eu rapport avec le novateur lui rendent un témoignage favorable. D’autres ne connaissent