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pour craindre de la voir jamais menacée par une autre. Il n’en est pas de même dans les pays non musulmans. Le zèle intempestif des missionnaires soulève des haines et des colères qui amènent sans cesse des assassinats et des massacres. Ils s’attaquent indiscrètement aux coutumes, aux superstitions, aux traditions nationales, c’est-à-dire à tout ce que les peuples ont de plus cher. Ils ne ménagent même aucun préjugé. En Chine, où chacun s’imagine que les constructions élevées attirent la foudre, ils construisent des cathédrales d’une hauteur démesurée. Ils sonnent leurs cloches à toute volée dans ces pays où on regarde le son des cloches comme un mauvais présage. En un mot, ils n’épargnent rien pour se rendre insupportables aux habitans des contrées sur lesquelles ils prétendent répandre la douceur évangélique. Ces reproches contiennent certainement quelque vérité, car je ne soutiens pas que les missions catholiques soient sans défaut. Eh ! mon Dieu, oui, elles sont imparfaites ; elles ont des inconvéniens, de graves inconvéniens comme toutes les choses humaines, elles font du mal en même temps que du bien. Mais la question est de savoir si le mal l’emporte sur le bien, ou si le bien l’emporte sur le mal. Or la réponse n’est pas douteuse : le bien dépasse de beaucoup le mal. C’est une grave erreur de juger les missions d’après les catastrophes qui les frappent et d’invoquer les assassinats qu’elles subissent comme preuve de l’aversion qu’elles excitent. À ce compte, que devrait-on penser des missions scientifiques et commerciales ? Chaque année, ou plutôt chaque mois, de hardis explorateurs sont massacrés par des barbares. Ceux-là ne songent pourtant point à faire de la propagande religieuse ; ils respectent de leur mieux les coutumes et les croyances des pays qu’ils traversent ; jamais ils n’élèvent de cathédrales, jamais ils ne font entendre de sonneries de cloches appelant à la prière ; mais la moindre lunette astronomique, mais le moindre instrument scientifique cause aux sauvages la même frayeur ou la même rage que les cathédrales et les cloches. Sous quelque forme qu’elle se présente, sous la forme scientifique ou commerciale aussi bien que sous la forme religieuse, la civilisation leur fait peur. Qu’on leur apporte la tolérance, les découvertes industrielles, des offres d’échanges avantageux, ils ne sont pas moins soupçonneux ni irrités que si on leur apportait des leçons de morale et des principes théologiques. Le commerce a ses martyrs aussi bien que la foi. Je demande donc qu’on ne regarde pas le meurtre de quelques missionnaires comme un argument contre les missions, à moins qu’on ne s’avise de regarder le meurtre du colonel Flatters ou du docteur Crevaux comme un argument contre les entreprises du commerce et de la civilisation.

Il serait aisé d’ailleurs de tracer la contre-partie du tableau qu’on