ses goûts rejoignaient. « Il reproche au radicalisme, dans son Journal, de lui avoir enlevé la patrie morale. Son isolement à Genève fut donc très grand, et particulièrement cruel pour un cœur que nous savons aujourd’hui avoir été affamé de bienveillance. On est véritablement saisi de pitié en pensant à ce qu’il dut souffrir dans une position qui, sans qu’il y eût de sa faute, était fausse et le resta longtemps[1]. »
À cette situation bizarre, où éclatait à ses yeux l’hostilité secrète du sort, il ne trouva de remède ni de consolation dans les succès médiocres et contestés de son professorat. La subtilité raffinée de son esprit n’y convenait guère. Ne se sentant pas à l’aise et comme en libre communication avec l’âme de la jeunesse, il se desséchait en programmes et en catalogues, croyant avoir donné un enseignement suffisant, quand il n’avait fourni que des classifications d’idées. Pour bien enseigner, pour faire produire des fruits réels à la parole, il faut se jeter tout entier, sans réserve, dans le sujet que l’on traite, le vivifier, l’alimenter du dedans en en sollicitant toutes les sources intérieures pour les répandre au dehors. Amiel ne se livrait pas dans son enseignement, il faisait le tour des questions, il les examinait par l’extérieur. Il restait sec, froid et stérile. On imagine pourtant quel succès il aurait pu avoir, comme il aurait ému, soulevé son jeune auditoire, s’il avait pu un jour, un seul, se débarrasser de ce lourd dogmatisme qui était l’appui de sa timidité et montrer en une heure, avec les richesses amassées à travers ses lectures et ses fines expériences, son âme tout entière, son âme non scolaire, mais vivante, dans sa liberté et dans son abandon.
Mais non. Avec une sorte d’obstination farouche et pudique, il se dérobait plutôt qu’il ne se montrait et dans sa chaire, à l’Académie de Genève, et dans les rares et difficiles écrits qui portaient son nom au public sans le répandre. Ses amis étaient tout surpris de n’y pas retrouver cette abondance, cette riche diversité, cette liberté d’idées qui animaient ses entretiens intimes. Ils ne lui ménageaient ni les reproches, ni les exhortations sans le décider à quitter le rivage, dont les sinuosités le retenaient, et à se lancer dans la haute mer. Quelques travaux en prose, quelques recueils de vers paraissaient de temps en temps, le trompant lui-même sur les langueurs de son activité. Des écrits comme l’Histoire de l’Académie de Genève, l’étude sur le Mouvement littéraire dans la Suisse romande, la conférence sur Jean-Jacques Rousseau, des notices dans la Galerie suisse sur Mme de Staël et le peintre Hornung,
- ↑ Étude, p. XVII.